Le Château de Malmaison du côté des jardins
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Contribution à l’histoire du musée de Malmaison Chronique des années 1896 - 1906

Article rédigé par Christophe Pincemaille

Contribution à l’histoire du musée de Malmaison

 Chronique des années 1896 - 1906

 

 

Christophe Pincemaille

chargé d’études documentaires principal, attaché à la conservation du musée national du château de Malmaison.

 

 

 

 

Lorsque, au début de janvier 1907, de retour de congés, Charles Pallu de la Barrière, le premier conservateur, acheva, à l’intention du sous-secrétaire d’état aux Beaux-Arts, son rapport d’activité pour la seconde quinzaine de décembre 1906, il pouvait se déclarer satisfait des résultats enregistrés. Au terme de dix-neuf mois d’exercice, il n’avait pas failli à sa mission et s’en montrait légitimement fier. Les débuts prometteurs de ce jeune musée, récemment rattaché à la direction des Bâtiments civils et palais nationaux, contrastent avec les dernières années chaotiques de la vie du vieux château, quand il était encore la propriété de particuliers qui l’avaient condamné à mort. Dans son étude sur Malmaison, Bernard Chevallier en a retracé les péripéties et noté en conclusion que son histoire, en tant qu’organisme de l’Etat restait à écrire. [1] Qu’il me soit permis de l’esquisser ici timidement.

 

Depuis mai 1905 que le château avait ouvert sans bruit ses grilles au public, il avait déjà accueilli 36 628 visiteurs. Un tel succès incombait toutefois à Daniel Iffla dit Osiris, qui avait saisi la portée symbolique de Malmaison et entrepris, dix ans auparavant, de l’arracher à une démolition programmée. Malgré leur dénuement, les pièces historiques dégageaient un parfum de nostalgie aux effluves plus patriotiques que romantiques. Avec raison, Osiris s’était laissé persuader que Malmaison parlerait aux foules, parce que son nom était synonyme d’une gloire que la France revendiquait de nouveau. Depuis trois quarts de siècle, Napoléon n’avait jamais vraiment déserté le cœur des Français. La Monarchie de Juillet en avait organisé le culte avec la cérémonie grandiose du Retour des Cendres en décembre 1840  et les galeries historiques de Versailles consacrées à l’Empire; la 3ème République allait le récupérer à son tour. Elle avait hérité de Louis-Philippe une histoire imagées de l’Empereur et un tombeau monumental de porphyre ; Napoléon n’était que peintures et cendres ; il fallait faire revivre l’homme et de préférence dans un cadre familier. Les Tuileries et Saint-Cloud avait disparu, Fontainebleau, en partie affecté à la présidence de la République, ne l’évoquait que de loin. Au contraire, Malmaison le représentait tout entier, depuis les années éblouissantes du Consulat jusqu’aux heures noires de la chute. Sous ces frondaisons, entre ces murs, le héros, dans la promesse de sa jeunesse active, avait travaillé à la reconstruction morale et politique d’un pays déchiré par la guerre civile et qui avait remis son sort entre ses mains. Malgré un toponyme à la racine péjorative - mala domus, mauvaise maison -, le lieu rappelait l’œuvre de redressement que le Premier Consul et ses ministres y avaient accomplie à coups de textes de lois. Et d’une certaine manière, Joséphine semblait le hanter toujours. Une telle survivance tenait du miracle car la plupart de ses réalisations, celles du moins qui avaient contribué à asseoir la réputation de ses jardins, avaient presque toutes disparu ou étaient si défigurées qu‘on aurait eu peine à reconnaître en elles la marque de son raffinement extrême.

Seulement si quelques hommes politiques, et en premier lieu Félix Faure, le président de la République, étaient éventuellement convaincus de l’importance de Malmaison pour l’histoire nationale, bien peu, pour ne pas dire aucun, auraient pris le risque d’engager l’Etat dans une opération de sauvetage. On venait de clore le débat sur la reconstruction des Tuileries en les rasant et cette décision prouvait à l’évidence que la République n’était pas prête à frayer avec son passé monarchique. On aurait pu s’attendre également à des initiatives privées, émanant pourquoi pas des milieux bonapartistes. Mais aucun comité de vigilance impérialiste ne se manifesta pour engager une action de sauvegarde ou en appeler à la conscience populaire. Armand Dayot s’indigna devant tant d’indifférence, à commencer par le silence de la famille Bonaparte, mais son appel au sentiment national ne rencontra pas d’écho favorable.[2] Ni l’impératrice Eugénie ni le prince Victor Napoléon ne levèrent le petit doigt. Aucune voix autorisée ne se fit entendre. Pourquoi des personnalités aussi éminentes que Frédéric Masson ou Paul Marmottan, très à l’affut pourtant des choses de l’Empire, n’ont-elles pas protesté publiquement ? Peut-être manoeuvrèrent-ils en coulisses pour inciter les pouvoirs publics à intervenir sans paraître pour autant s’emparer d’un dossier sensible, qui eût ravivé la querelle entre radicaux et ultras de tous bords. La prudence dictait, si l’hypothèse se confirmait, de solliciter un tiers. Celui-ci agirait à titre personnel, comme mécène prêt à engager ses propres fonds pour éviter le pire. Qui sait, Osiris a peut-être accepté ce rôle discret mais flatteur. Toujours est-il que son nom passa à la postérité associé à ceux de Napoléon et de Joséphine ; il n’aurait pu compter sur plus auguste compagnonnage.

Quand le 12 août 1896, Raoul-Napoléon Suchet, 3ème duc d’Albuféra et sa sœur, la marquise de Bonneval, cédèrent aux enchères publiques le château et les quinze hectares restant, le tout répartis en trente lots, qui aurait osé parier sur son avenir ? Des promotteurs avisés acheveraient de lotir le parc et la maison, fort délabrée, disparaîtrait sous la pioche des marchands de matériaux de construction. Osiris a raconté la suite à un journaliste du Petit Parisien. Son récit intrigue ; par son ton faussement débonnaire, il semble couvrir un secret. Croirait-on qu’il a appris le vente par hasard, comme il le prétend, à la vue d’une affiche en sortant d’une guingette où il avait ripaillé avec un ami, justement ce jour-là, et que derechef, intrigué, il s’est rendu sur place et entendu avec le notaire pour surenchérir discrètement ? Rien ne le prédisposait à s’intéresser à l’Empereur et ce n’est pas la référence à un grand-père, engagé volontaire en 1792 qui aurait suffit à susciter un engouement aussi spontané et coûteux. Oui, ce 12 août, il déjeuna à Rueil et probablement assez tôt, car la vente débutait à 13 heures. Il n’y était pas venu pour une partie de campagne sur les bords de Seine, mais avec la ferme intention d’acheter le château et d’y mettre le prix. C’est le genre d’acquisition, on en conviendra, qui ne s’improvise pas, même quand on a de la fortune. Qu’il entra en concurrence avec un Anglais, rien de surprenant à cela puisque Napoléon avait toujours eu des admirateurs outre-manche ;  que cette rivalité chatouilla ses fibres de bon Français et l’incita à ne pas lâcher prise, on ne s’en étonnera pas, puisqu’il était déterminé à corriger l’ingratitude de ses compatriotes envers le grand homme. Il feint l’acte gratuit, revendique le coup de cœur. Plus loin, dans l’entretien, il nous livre en partie la clé du mystère. Malmaison, il l’offrira à l’Etat. Le voilà donc qui se précipite rue de Valois, chez le directeur des Beaux-Arts puis à l’Elysée, chez Félix Faure ! A n’en pas douter, le sous-secrétariat d’état aux Beaux-Arts était averti de ses intentions. Son intervention en faveur d’un monument que l’administration, économe et négligente, ne s’était même pas souciée de classer comme historique, arrangeait tout le monde.[3]  Il ne serait pas dit que l’Etat l’avait abandonné aux spéculateurs, mais on ne pourrait pas lui reprocher non plus d’avoir sacrifié d’autres priorités pour le conserver. Le geste d’Osiris, et le commentaire qu’il en fit, trahissent à l’évidence son besoin de reconnaissance universelle. Son don n’est en rien désintéressé ; il vaut brevet de patriotisme autodécerné, une manière de forcer la main pour être adoubé dans les hautes sphères de la finance et de la politique. Dans le cercle de la grande bourgeoisie juive, Iffla, qui faisait figure de levantin, ne trouva jamais vraiment sa place. Au sein de la communauté israélite de Paris, les Rothschild, tenaient le haut du pavé, avec leurs alliés les Cahin d’Anvers. Ils regardaient ce rival avec un mépris très aristocratique, supportant assez mal sa prodigalité de nouveau riche qui heurtait leur sens de la discrétion.[4] Le personnage cèdait volontiers à la vantardise. Qu’on en juge plutôt. « Le directeur des Beaux-Arts parut très ému et m’ouvrit ses bras, confia-t-il au correspondant de presse. Il vint à la Malmaison ; il se rendit compte de l’œuvre que je voulais entreprendre. J’entretins de ce projet les ministres qui l’égréèrent. J’ai parlé de la donation et de son but au président de la République qui a bien voulu m’en féliciter. J’ai pensé à mon pays avant tout ; j’ai voulu que la Malmaison fût sauvée de la ruine. Elle renferme des souvenirs que nous ne saurions répudier parce qu’ils s’associent à une époque de gloire que la France n’oubliera jamais. Vous connaissez maintenant les raisons qui m’ont guidé. On ne saurait m’accuser de bonapartisme, mais je pense très hautement qu’on peut rendre hommage à Napoléon tout en restant un sincère républicain. »[5]

 Sincèrement républicain, sa démarche, par delà ses intentions inavouées, l’était assurément. Rarement un châtelain se préoccupa autant d’associer les Beaux-Arts aux restaurations qu’il allait entreprendre chez lui. A vrai dire, Osiris ne se considéra jamais tout à fait libre d’agir à sa guise à Malmaison. Il avait exclu de l’habiter un jour et il agissait au nom de l’intérêt général. Le musée de l’épopée impériale, dont il avait vendu l’idée au gouvernement, avait rallié tous les suffrages. La poursuite d’une restitution fidèle de l’état d’origine anima son équipe. Il entrait pas conséquent dans l’ordre des choses de faire approuver les projets de son architecte personnel, Pierre Humbert, par Honoré Daumet, l’inspecteur général des Bâtiments civils. Ils se mirent d’accord sur la modification du comble au-dessus du Salon de musique, sur l’ouverture d’une quatrième fenêtre sur la façade Nord, sur la démolition de l’appentit derrière la bibliothèque qui avait abrité jadis la salle de bain de l’empereur, sur la suppression des entresols dans les deux ailes de la cour, sur celle de l’escalier privé de Joséphine, sur la transformation des chambres du premier étage en vastes salles d’exposition , sur le remplacement des tomettes par du parquet « Versailles » et des fenêtres à grands carreaux du rez-de-chaussée par des huisseries à petites carreaux, comme à l’étage. Marcel Jambon, décorateur d’opéra, Edouard Bisson et Georges Callot refirent les décors intérieurs des salons de réception et de l’appartement de l’impératrice[6]. Les travaux s’étalèrent de l’été 1897 à 1900 et s’élevèrent à près de 450 000 francs. Iffla avait déjà déboursé 170 000 francs pour l’acquisition du château, de ses deux obélisques et des lots 2 à 7 qui lui avaient permis de porter la superficie totale du parc à 6,3 hectares. Quand tout fut achevé, Malmaison était méconnaissable ; il lui en avait coûté plus de 620 000 francs, mais cet argent avait été bien employé.[7] Certes, sur de nombreux points, et pas toujours de détail, le résultat final justifiait la critique, mais dès lors que l’Etat s’en était détourné, les griefs formulés contre l’entreprise d’Osiris avaient quelque chose d’indécent. Il ne lui restait plus qu’à officialiser la donation.

            L’acte fut scellé devant notaire le 14 décembre 1903. Le domaine de Malmaison, y est-il stipulé « sera affecté exclusivement à la création d’un musée spécial dans lequel l’Etat s’engage dans la mesure du possible à réintégrer au fur et à mesure qu’ils seront disponibles ou qu’ils le reviendront, et sans porter atteinte à l’ornementation des salles qui le garnissent tous les meubles et objets qui ont garni la Malmaison du temps du Premier Consul et de l’impératrice Joséphine et qui en furent l’ornement, et qui aujourd’hui sont disséminés dans les palais et édifices nationaux. L’Etat français placera en outre dans ce musée tous les objets de même nature et de la même époque qui lui seraient offerts par des particuliers ; et dans le cas où une collection lui serait offerte comportant une salle spéciale et pourra en consacrer une entière à l’installation de la collection... »[8] Sans être exorbitantes, les conditions mises par Osiris paraissaient si contraignantes que l’Etat les aurait probablement refusées si leur formulation ne revèlait pas le style inimitable de la rue de Valois. L’exposé de ses intentions  ressemble trop, en effet, à une lettre de cadrage pour ne pas avoir été dicté par les bureaux ministériels. Ainsi, les Beaux-Arts se plieraient d’autant plus facilement à ses directives qu’ils les avaient sans doute eux-mêmes en partie inspirées. Le 16 janvier 1904, un décret du Président de la République officialisait l’acceptation du don et en novembre, le Parlement votait un crédit pour le personnel de Malmaison.

Le 7 janvier 1905, Charles Pallu de la Barrière, en poste à Fontainebleau depuis quelques mois, apprenait sa nomination comme conservateur du domaine de Malmaison, à compter du 1er mai, avec un traitement annuel de 3 000 Francs. On ignore les raisons de sa mutation, sinon le désir probable de se rapprocher de Paris. A l’époque le recrutement par concours n’était pas de règle. Beaucoup  devaient leur entrée dans le corps des conservateurs à la faveur du politique. Prêtre défroqué, passé par le journalisme paysan, Pallu avait fondé l’Alliance républicaine en 1901. Ses soutiens au sein du bloc des gauches lui valurent cette sinécure, car, parmi les avantages attachés à la fonction de conservateur de palais figurait la disposition d’un logement, souvent de belle taille, un privilège très apprécié. A la date prescrite, il investit Malmaison. Le château sentait encore le plâtre et la peinture fraîche et les salles résonnaient du bruit de ses pas sur les parquets récemment posés. On lui avait remis les clés d’une maison en parfait état de marche, refaite de fond en comble : une magnifique coquille vide qu’il fallait maintenant garnir. L’aménagement des appartements ayant pris du retard, il s’installa dans une location en ville et casa ses deux surveillants et leur famille dans des locaux sans commodités. Ils campèrent tous ainsi pendant deux mois et ses récriminations incessantes au ministre n’accélérèrent nullement l’avancement des travaux. Rien ne suivait et les lenteurs administratives le désespéraient. Il obtint finalement l’envoi d’un mobilier complet de Fontainebleau. « Nous avons chargé deux voitures de meubles à destination de la Malmaison et il en reste encore une voiture qui partira sans doute la semaine prochaine, l’informait le brigadier Vincent le 25 juin. .... Pour votre appartement, il manque le buffet de la salle à manger que nous n’avons pu trouver à Fontainebleau. M. Locquet [administrateur du Garde-Meuble] vous en donnera un. Il donnera aussi un lit blanc pour Mademoiselle Louise [sa fille]. Nous avons mis pour votre salon un meuble empire en bois peint en blanc, couvert en soie rouge ; un guéridon empire et une console idem avec bronzes. Pour votre chambre, un lit acajou, une armoire acajou, une commode et un secrétaire empire avec bronzes dorés, un bureau puis deux commodes anglaises également pour les chambres. Comme sièges, n’ayant pu trouver quelque chose de convenable en bon état, nous avons pris en magasin un beau mobilier empire en acajou, mais qui a besoin d’être recouvert. Tous ces meubles vont au Garde-Meuble pour être remis en bon état avant de vous les envoyer. Je crois que vous serez satisfait de tout ce que nous vous envoyons. Vous recevrez également quatre armoires ... puis des bureaux, toilettes, tables de nuit, bidets, literie etc., pendules, feux, etc., etc.... La plus grande partie de ces objets a été prise dans l’aile Louis XV, n’ayant plus rien de convenable en magasin. »[9] Dès lors que le château serait habité, il fallait parer aux risques d’incendie qui pouvait partir d’une cuisine ou d’un poêle défectueux. Il obtint de Fontainebleau, à force d’insister, une pompe à eau et un dévidoir, mais il dut atttendre longtemps les crédits nécessaires à l’achat des extincteurs. Il fit également relier, non sans mal, son bureau et son appartement aux logements des agents et à la salle de garde par des sonneries électriques. Et le branchement d’une ligne téléphonique prit des mois.

Les bureaux renaclaient à lui débloquer les moyens budgétaires ou humains qui lui permissent de se mettre au travail. « Je suis, se plaignait-il amèrement, un service de surveillance sans hommes de service. »[10] Il s’étonnait que le domaine restât à la garde de la femme du serviteur d’Osiris qui, il le regrettait, se comportait toujours en propriétaire dans la mesure où il n’avait pas retirer ses effets personnels, notamment deux voitures ou des portes et des colonnes qui provenaient de la Cour des Comptes. Et que faire de la vache bretonne que son domestique avait parquée au jardin?[11] Assurément pas une attraction pour les premiers visiteurs qui, dès les beaux jours, vinrent profiter des agréments du parc. Autant les intérieurs avaient bénéficié de soins appropriées, autant les extérieurs avaient été négligés. Le projet de l’architecte-paysagiste Eugène Touret était resté dans les cartons. Il y avait urgence à entreprendre une remise en état partielle des parterres et de la rivière anglaise, qui avait été cimentée. Fort de son titre de conservateur du domaine et non du seul musée, Pallu dirigea au début les jardiniers: il fit planter, empierrer les allées, arracher le lierre, tailler les arbres, curer la rivière... En août, ils exhumèrent un obus chargé de la guerre de 1870, témoin des combats de Buzenval, que les démineurs de l’armée désamorcèrent ; en décembre, une grosse branche du cèdre de Marengo cèda sous le poids de la neige tombée en abondance. Dans une resserre, il dénicha sept linteaux de pierre provenant de quelque démolition d’Humbert qu’il transforma aussitôt en bancs. Mais bientôt Achille Leclerc, l’architecte en chef de Saint-Cloud, lui ravît le contrôle des jardins. A Fontainebleau, Pallu s’était vanté d’avoir rétabli un climat de confiance entre les services des Bâtiments et ceux du Musée, qui se livraient traditionnellement à des guerres picrocolines [12]; à Malmaison, il veillera avec le même scrupule à ne pas empiéter sur les droits de ce voisin encombrant, bien peu pragmatique et très étranger à la démarche historique. Le conflit éclatera plus tard avec Jean Ajalbert, son successeur.

Formé au séminaire, Pallu disposait d’un bagage culturel suffisant pour saisir les enjeux de sa mission  et son passage à Fontainebleau l’avait initié à la problématique des palais. Par ailleurs, l’acte de donation avait esquissé son programme puisque l’Etat devait remettre à Malmaison le mobilier d’origine, ou, à défaut, des équivalences. Pallu se prit au jeu. Il s’engagea dans une traque qui lui valut quelques heureuses surprises. A peine un siècle le séparait de la mort de Joséphine et de la dispersion qui s’ensuivit de ses collections. La quête s’annonçait fastidieuse, il ne se leurrait pas, mais pas vraiment impossible, dans la mesure où il n’avait pas à remonter très loin, à peine trois générations, pour en retrouver la trace. Avant même de prendre son poste, dès février 1905, il avait prié le maire de Rueil de fouiller les archives municipales, mais celui-ci ne trouva rien, excepté que l’ancien concierge du duc d’Albuféra, devenu marchand de vin, en savait long sur la vente du billard à un Anglais en 1896.[13] Il dénicha dans un coin du parc les anciennes fenêtres du rez-de-chaussée déposées par Osiris et les montants des cheminées des chambres du premier étage. Il avait conscience que ces vestiges ne pourraient être réemployées, mais qu’ils avaient valeur de témoin et qu’il fallait les conserver. Les tapissiers du Garde-Meuble travaillaient à la réfection de la chambre de l’impératrice et aux finitions du Salon doré ; il y voyait l’ébauche d’un reorganisation prochaine des appartements historiques qu’il appelait de tous ses voeux et qui, une fois terminée, permettrait enfin l’inauguration officielle du musée. Mais, au sommet de l’Etat, on avait d’autres priorités. Pour les gens des ministères, tout lieu situé à l’extérieur de l’enceinte de Paris n’inspirait que condescendance.

Camille Oudinot, inspecteur du Garde-Meuble et des palais nationaux, s’efforçait d’accélérer le mouvement. On retourna le mobilier que Napoléon III avait fait placer entre 1862 et 1870 et qui avait réintégré les magasins à la veille de la guerre contre la Prusse. On envoya également les meubles livrés pour les appartements de Joséphine à Saint-Cloud ou aux Tuileries, quand ils n’étaient pas utilisés ailleurs. Pallu voulait éviter tout anachronisme et procéder aussi scrupuleusement que les fonctionnaires de la Maison de l’Empereur sous le Second Empire. Aussi, ne cacha-t-il pas sa joie quand, en avril 1906,  Franceschini Pietri, le secrétaire particulier de l’impératrice Eugénie, entra en contact avec lui. Non seulement l’ex-souveraine, qui avait présidé au réameublement de Malmaison en 1867, pourrait lui fournir d’utiles précisions, mais elle possédait certainement des objets de première importance qu’elle tenait de son mari. Rien ne le passionna davantage que le Catalogue des antiques de Joséphine dressé par Alexandre Lenoir en 1809 qu’elle lui confia, et qui s’ajoutait à la chambre de la Reine Hortense qu’elle avait déjà offerte au musée. Il saisit d’emblée l’intérêt de ce document primordial qui complétait la copie de l’acte de partage de 1814 entre Eugène et Hortense, qu’il avait obtenue des descendants de Soulange-Bodin, l’intendant du vice-roi d’Italie.[14] Parfois, dans le courrier, tombait une lettre porteuse d’une heureuse proposition. Un professeur au lycée de jeunes filles de Niort, Madame Meillier, lui écrivit ainsi le 29 avril 1906 : « J’ai appris que l’on était en train de reconstituer le palais de la Malmaison. Or, j’ai en ma possession quelques ouvrages parfaitement conservés, qui portent le timbre de la Bibliothèque de la Malmaison, et au dos, les initiales PB. Ces volumes viennent d’un héritage de famille et ont appartenu au comte de La Valette, que mes grands-parents du côté maternel ont beaucoup connu. J’ai pas mal de volumes ayant la même origine et dont la reliure est analogue à ceux dont l’authenticité ne saurait être mise en doute ; mais comme ils ne portent point le timbre, je suppose qu’il est inutile de vous en parler. »[15] La dame se désolait de ne pouvoir les donner à Malmaison et lui demanda de fixer son prix. Il lui proposa 50 Francs pour les huit ouvrages qu’elle accepta de lui céder. Il ne pouvait guère se montrer plus généreux. Le ministère lui chipotait les crédits d’acquisition, même pour regarnir la bibliothèque de l’empereur. Et que dire encore du bibliophile Léonce Claverye d’Estrée, un inlassable chineur, qui prélevait dans ses propres rayonnages pour enrichir ceux de Malmaison. Il se révéla un auxiliaire irremplaçable en matière de bibiophilie joséphinienne. A lecture de sa lettre du 20 juillet 1906, qui suit, on devine qu’il connaissait à fond son sujet et qu’il était à l’affut du moindre indice. N’avait-il pas eu connaissance de la provenance prestigieuse des ouvrages de la bibliothèque de La Valette ?  « J’ai le plaisir de vous annoncer que je viens d’acheter – pas cher – un volume qui provient de la Malmaison et qui est destiné à y revenir. Je fais le petit Osiris Iffla ! C’est la traduction accompagnée du texte latin des Elégies de Properce, in-8°, Amsterdam et Paris, Le Jay, 1772, rel. veau pl., traduction de M. de Longchamps[16]. Ce volume est en bel état de conservation intérieure ; la reliure même est peu fatiguée. Il n’y a pas longtemps qu’il loge chez un bouquiniste. Le timbre apposé au faux titre n’est pas pareil à celui du Rhulière et me paraît plus récent de quelques années. Il y a évidemment à Paris un nid de livres de la Malmaison, mais chez qui est ce nid ? J’ai fureté chez le libraire où j’ai trouvé ce bouquin pour savoir s’il n’avait pas quelques copains, mais je n’en ai pas découvert. Si ma santé me permettait de courir les quais et les étalages, je trouverais sûrement d’autres livres de la Malmaison. Avez-vous un catalogue de la bibliothèque joséphinienne ? Le catalogue existe quelque part, car on l’a cité quelquefois. Voyez, je vous prie, si à la Malmaison il y avait l’Esprit des lois de Montesquieu, 2 tomes in-4°, reliés en un seul volume et de quelle date était l’édition. Ce renseignement est très important dans la circonstance. Dans le lot acquis par le bouquiniste qui m’a vendu le Properce était aussi l’Esprit des lois que j’ai vu. Il ne porte pas de timbre mais il se pourrait que le timbre eût été oublié, vu qu’il se trouvait à l’intérieur. Il pleuvait à torrent pendant mes investigations et je ne pouvais tenir le volume ouvert pour chercher quelque coup d’ongle de Bonaparte. En tout cas, j’achèterai ce bouquin demain matin pour le compulser à loisir. Si c’était l’exemplaire de Bonaparte, quelle trouvaille précieuse – toujours pour la Malmaison ! M. Walls de La Valette[17], beau-fils du marquis de La Valette, aurait un château à Cestas (Gironde)[18], je compte à demi avec son autre beau-père Rouher. Il y avait là une bibliothèque formée, pour  la campagne, de détritus des bibliothèques de Paris du marquis de La Valette et de M. Rouher. Tout ce monde est mort, mais il y a des héritiers. Peut-être ont-ils, sans le savoir, des livres venant de la Malmaison. A tout hasard, je vous indique cette piste. Le Bottin des Départements vous dira à qui appartient aujourd’hui le château de Cestas. M. de La Valette beau-fils avait un autre château dans l’arrondissement de Bergerac (Dordogne). Je vous apporterai le Properce un de ces jours prochains. »[19]

Outre les ouvrages précieux qu’il rassemblait avec un contentement non dissimulé, parce qu’ils contribuaient à la reconstitution qui lui tenait tant à cœur, Pallu constitua une bibliothèque de travail pour la conservation. Il avait besoin d’une documentation fournie sur l’histoire napoléonienne, mais faute de crédits, il dut en appeler à la générosité des éditeurs. Calmann-Lévy prépara grâcieusement à son intention les publications de sa maison qui concernaient le Consulat et l’Empire.[20] Malheureusement, l’administrateur de la Bibliothèque Nationale n’eut pas les mêmes largesses à son égard. Il refusa de déposer à Malmaison les livres conservés en double dans ses fonds et il l’autorisa seulement à faire recopier par le brigadier Vincent le catalogue de la bibliothèque de Fontainebleau.[21] Ainsi doté, il acquit un  savoir honnête sur le sujet, mais il ne chercha jamais à se vêtir d’une réputation de spécialiste en la matière, même si inévitablement, on le sollicitait parfois à ce titre. Albert Schuermans, l’auteur du célèbre Itinéraire de Napoléon recourut par exemple à ses compétences pour confirmer les dates des séjours du Premier Consul à Malmaison.[22] De même, Miss Ida A. Taylor, de Londres, qui achevait une biographie de la Reine Hortense, le pria de lui indiquer les illustrations qui pourraient soutenir son texte.[23] Citons encore cet amoureux de Malmaison, qui lui demanda de l’éclairer sur le monogramme JPB qu’il avait repéré sur la couverture de certains livres de Joséphine.[24]

L’inventaire s’allongeait au fur et à mesure qu’entraient de nouvelles œuvres. La vie quotidienne se déroulait sans anicroche, compliquée seulement par l’insuffisance des effectifs, surtout l’été, ou par l’incapacité des administrations à appréhender les réalités complexes d’un musée-château. Par la force des choses, le temps du conservateur était plus accaparé par les tâches matérielles que par les occupations purement intellectuelles. Tout à la fois régisseur, brigadier, guide pour les visiteurs de marque qui s’annonçaient, il veillait aussi bien au nettoyage des caves qu’à l’entretien des parquets ou de la chapelle, à la provision de charbon pour l’hiver qu’à la fièvre scarlatine du fils du surveillant portier. « J’ai pris de concert avec les médecins toutes les mesures d'isolement et de précautions nécessaires, rapporta-t-il au ministre. J'ai interdit à la mère, qui seule soigne l'enfant, la vente des photographies au public. »[25]  Finalement, à l’usage, le poste n’avait rien d’une sinécure de la République. Pallu s’en rendit compte très vite et regretta de l’avoir accepté. Son ami Oudinot lui répétait qu’il méritait meilleur traitement et il n’était pas loin de se convaincre lui-même qu’il valait mieux que ce vilain rôle de concierge à Malmaison où il s’était fourvoyé. Il ressentit l’ingratitude de sa fonction quand il comprit qu’il attendrait encore longtemps cette inauguration par le Président de la République qui aurait dû consacrer son œuvre. L’Alliance républicaine lui avait permis de devenir quelqu’un, mais son engagement politique ne lui assurait pas sa pitance. Il fit savoir sa déception. Au printemps 1907, il fut autorisé à permuter avec Jean Ajalbert à l’inspection des Monuments Historiques. 

 

 

 

 

 

 

[1] Malmaison, château et domaine des origines à 1904, Paris, collection « Notes et documents » n° 22, Paris, RMN, 1989, p.246.

[2] Voir mon article « Malmaison, théâtre d’ombres et de mémoire », paru dans le Bulletin des Amis de Malmaison 2004.

[3] En 1877, les Domaines avaient fait preuve de la même désinvolture coupable au moment de l’aliénation du domaine. Animés du désir de réduire aux acquets le legs du Second Empire, les pouvoirs publics, peu soucieux de préserver pour l’avenir un patrimoine que l’administration impériale avait veillé à conserver et à enrichir, avaient procédé à des ventes massives, comme celles des bijoux de la Couronne ou à des destructions aveugles, comme celles de Saint-Cloud ou des Tuileries, dont l’état n’appelait pas nécessairement un traitement aussi radical. Malmaison connut un sort moins funeste, mais plein de déboires.

[4] C’est du moins l’Osiris que dépeint Pierre Assouline dans Le dernier des Camondo, Folio n° 3268, Paris, Gallimard, 1999.

[5] Cité par Jean Ajalbert dans Dix années à Malmaison,Paris, Flammarion, 1919, p. 54.

[6] Georges Lenseigne, de Châteauroux, fournit à ce sujet, dans une lettre à Pallu du 20 juin 1905, d’utiles précisions. « A la Malmaison, lui écrivait-il, ... je peux vous dire que les panneaux de la salle à manger ont été réparés par Edouard Bisson et non Jambon. C’est un de mes amis, le poète-statuaire Georges Lorin qui m’a jadis raconté cela. Il avait visité la Malmaison avec Bisson, ami d’Osiris et c’est Lorin qui a conseillé l’enlèvement du parquet de l’étage supérieur afin de pouvoir relever la poutre brisée avec des tire-fonds, tandis qu’une plate-forme montante soutiendrait en dessous le plafond. M. Osiris a assisté à l’opération et a eu occasion de remercier Lorin de ce conseil le jour où cet artiste lui fut présenté par Bisson. Je puis vous garantir l’exactitude de ces faits. » (Correspondance de Charles Pallu de la Barrière (1905-1907), Archives du Musée de Malmaison).

[7] Soit 9, 3 millions de Francs, valeur 1987, ou 1,4 million d'Euro.

[8] B. Chevallier, op.cit. , p. 245.

[9] Lettre du brigadier Vincent, Fontainebleau, 25 juin 1905 (Correspondance de Pallu de la Barrière (1905-1907), Archives du Musée de Malmaison).

[10] Rapport de Quinzaine n° 1, du 3 juin 1905 (Rapports de Quinzaine (1905-1915), Archives du Musée de Malmaison).

[11] Il la donna à l’Asile national du Vésinet, cadeau dont le directeur le remercia par lettre du 8 décembre 1906 (Correspondance de Charles Pallu de la Barrière (1905-1907),  Archives du Musée de Malmaison).

[12] Lettre au sous-secrétaire d’état des Beaux-Arts, 30 avril 1905 (Archives du Musée de Fontainebleau, 1905, pièce n° 39577).

[13] Lettres de Roger Jourdain, maire de Rueil, des 28 février et 3 mai 1905 (Correspondance de Pallu de la Barrière (1905-1907), Archives du Musée de Malmaison)

[14] Rapport de quinzaine n° 32, Malmaison,  26 novembre 1906 (Rapports de Quinzaine (1905-1915), Archives du Musée de Malmaison)

[15] Lettre de Mme A. Meillier, professeur au Lycée de jeunes filles de Niort, 19, rue P.-F. Proust, Niort, 29 avril 1906 ( Correspondance Charles Pallu de la Barrière, Archives du Musée de Malmaison). En voici la liste :

-Voyages physiques et lithologiques dans la Campanie, suivis d’un mémoire sur la constitution physique de Rome par Scipion Breislack, traduits de l’italien par le général Pommereuil, Paris, Dentu, 1801, 2 volumes, chiffre PB et cachet de la vente de 1829 (MM 40.47.239) ;

-Voyage littéraire de la Grèce, par R.-A. Guys, Paris, chez la Veuve Duchesne, 1783, 4 volumes, chiffre PB et cachet de la vente de 1829 (MM 40.47.253) ;

-Histoire de la conquête du Pérou par A. de Beauchamp, Paris, Lenormand, 1808, 1 ouvrage en 2 volumes (MM 40.47.243) ;

-Histoire des empereurs romains par J.-C. Royou, 1808, 1 ouvrage en 4 volumes (MM 40.47.240) ;

-Voyages au Pérou faits en 1791 et 1794, par les Pères Manuel Sobreviela et Narcissa y Barcelo, publiés à Londres en 1809 par John Skinner, traduits par P.-F. Henry, Paris, Dentu, 1809, 2 volumes, chiffre PB et cachet de la vente de 1829 (MM 40.47.244) ;

-Les Douze Césars, traduction de La Harpe, Paris, 1805, 2 volumes, chiffre PB et cachet de la vente de 1829 (MM 40.47.245) ;

-Histoire d’Irlande, depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’Acte d’union avec la Grande-Bretagne en 1801, traduit de l’anglais de J.Gordon par Pierre Lamontagne, 1808, 3 volumes (MM 40.47.246) ;

-Histoire des guerres civiles de la République romaine, traduite du grec d’Appien d’Alexandrie par J.-J. Combes-Dounous, Paris, Mame, 1808, 3 volumes (MM 40.47.247) .

[16] Inventaire Pallu n° 163, Inventaire Bourguigon MM 47-241(ex- MM 62) voir l’Inventaire après décès de l’impératrice, n° 1634.

[17] Samuel Welles de La Valette (1834-1893), fils adoptif du marquis de La Valette avait épousé en 1863 Marie-Sophie-Léonie Rouher, fille aînée du ministre.

[18] Construit en 1850 par Baltard pour le baron Haussmann qui en dessina lui-même le mobilier.

[19] Lettre de Léonce Claverye d’Estrée, Paris, 20 juillet 1906 (Correspondance de Charles Pallu de la Barrière (1905-1907), Archives du Musée de Malmaison). Il offrit à Malmaison les deux ouvrages suivants :

-Œuvres de Rulhière, Paris, Laran, s.d., 1 volume (MM 40-47.242) ;

-Elégies de Properce, traduites dans toutes leur intégralité avec des notes, par M. Delongchamps, Paris et Amsterdam, 1772, 1 volume in-8°, cachet de la vente de 1829 (MM 40-47.241).

[20] Lettre de Calmann-Lévy du 17 octobre 1905 (Correspondance de Charles Pallu de la Barrière (1905-1907), Archives du Musée de Malmaison).

[21] Lettre de l'administrateur général de la Bibliothèque, 31 octobre 1905 (Correspondance de Charles Pallu de la Barrière (1905-1907), Archives du Musée de Malmaison).

[22] Lettre d’Albert Schuermans, Houilles, 7 octobre 1906 (Correspondance de Charles Pallu de la Barrière (1905-1907), Archives du Musée de Malmaison).

[23] Lettre de Miss Ida A. Taylor, 37 Montpelier Square,  Londres, 24 novembre 1906 (Correspondance de Charles Pallu de la Barrière (1905-1907), Archives du Musée de Malmaison).

[24] Lettre de M. Brayer ( ?), Paris, 28 novembre 1906 (Correspondance de Charles Pallu de la Barrière (1905-1907), Archives du Musée de Malmaison).

[25] Rapport de quinzaine n° 27 du  6 septembre 1906 (Rapports de Quinzaine (1905-1915), Archives du Musée de Malmaison)

 

 

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