Le Château de la Malmaison avant sa destruction
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Malmaison, théâtre d'ombres et de mémoire

Article rédigé par Christophe Pincemaille

Malmaison, théâtre d'ombres et de mémoire

 

« Joséphine, impératrice » par Madame Amable Tastu (1834)

« Une visite à la Malmaison » par Armand Dayot (1896)

 

 

par Christophe Pincemaille

chargé d’études documentaires principal, attaché à la conservation du musée national du château de Malmaison.

 

 

 

Et si nous commémorions à notre manière le bicentenaire de la proclamation de l'Empire par la représentation d'un théâtre d'ombres sur la scène crépusculaire d'une Malmaison ouverte à tout vent et envahie par les ronces?

 

Sous la Restauration, Malmaison, que la mort venait de priver de son propriétaire (le prince Eugène mourut en 1824) échappa à la damnatio memoriae qui frappa alors nombre d'édifices napoléoniens (démantèlement du Musée Napoléon, temple de la Gloire rendu à Marie- Madeleine, nouveau fronton apposé au Palais-Bourbon...); le domaine eut même l'heur de plaire un instant à la famille royale qui hésita à l'acheter ; il conservait l'image, attachée au nom de Joséphine, d'une demeure où il faisait bon vivre, une sorte de folie champêtre qui avait naguère abrité le séjour des muses. Mais son entretien était coûteux et son rapport bien mince. Aussi la princesse Auguste-Amélie de Bavière, duchesse de Leuchtenberg, la veuve d'Eugène, décida-t-elle de s'en séparer. Ce qu'il resserrait encore de mobilier et d'ustensiles divers, d'éléments de décorations, de livres, etc., et qui n'avait pas été dispersé en 1814 ou expédié à Munich au palais Leuchtenberg et à Arenenberg, chez la reine Hortense, le fut à partir de 1827. Au printemps de cette même année, le château et son parc furent vendus à Jonas-Philippe Hagerman, un banquier d'origine suédoise; le reste partit par vacations successives au cours de l'été 1829. A cette époque, l'occasion de le visiter s'offrit à Madame Tastu, un écrivain dont le nom commençait à voleter sur les ailes de la poésie dans les cercles littéraires parisiens[1]. Pourquoi désirait-elle revoir ce lieu et qu'éprouva-t-elle de si fort qui lui inspira le texte qu'elle publia en 1834?

En fait, elle était revenue sur les pas de son enfance qui l'avait conduite à Malmaison avec ses parents, par une belle matinée de septembre 1809. Elle avait alors onze ans et sa famille, recommandée par Mgr d'Osmond, évêque de Nancy et aumônier d’Hortense, devait beaucoup à la générosité de l'impératrice qui pensionnait sa mère. Par excès de pudeur ou de modestie, elle passa également sous silence l'hommage qu'elle fit alors à Joséphine de sa première pièce poétique, le Réséda, dont elle fut remerciée, dit-on, d'un aimable sourire.

 Cette apparition impériale, une entrevue de quelques minutes à peine dans le vestibule du château, au milieu du caquetage des perroquets, du jappement des carlins, des conversations des gens de la maison, avait frappé son imagination; s'adoubant du titre de témoin oculaire et auriculaire, elle se crut habilitée à rapporter ce qu'elle avait vu et entendu ce jour-là. L'histoire allait bientôt s'écrire et Madame Amable Tastu revendiqua le droit d'entrer dans le club fermé des apôtres de l'Epopée. « J'y étais », se vanta-t-elle, comme le fera Chateaubriand, son maître, dans les Mémoires d'outre-tombe; la relation par le vicomte de la rencontre à Saint-Denis, le 7 juillet 1815, entre Louis XVIII, Fouché et Talleyrand, qui commence par un « j'étais là », ne le pose-t-il pas comme un témoin irréfutable de cette scène restée fameuse grâce à son talent? Assurément le soin de témoigner ne revient pas aux historiens; à eux appartient celui de narrer, de commenter ou de rectifier. Mme Tastu voulut donc leur livrer de la matière, enrichir les sources qui leur serviraient à établir un jour l'histoire de l'Empire. Georgette Ducrest n'agit pas autrement, elle qui signa en 1828 chez Ladvocat des Mémoires sur l'impératrice Joséphine qu'autorisaient seulement les quelques brèves semaines qu'elle avait passées en 1811 à la petite cour de Navarre. Si Marie-Jeanne-Pierrette Avrillion, première femme de chambre de Joséphine, vendit elle aussi ses souvenirs à Ladvocat, du moins les siens, parus en 1833, reposaient-ils véritablement sur une longue familiarité avec la souveraine. C'est pourquoi elle n'eut pas besoin de répéter sans cesse « j'y étais » pour rendre crédible son témoignage, car les fonctions qu'elle avait occupées durant dix ans garantissaient à elles seules l'exactitude de ses dires.

Mme Tastu ne fut pas trompée par sa mémoire, même si elle dût probablement la réveiller par la lecture des Mémoires de Mlle Avrillion qui connaissaient alors un vrai succès de librairie. Sa description de la galerie et de ses tableaux, celle des jardins, de la serre chaude contiennent, en effet, de nombreux détails parfaitement vérifiables et authentifiés, preuve évidente qu'elles s'appuient sur des choses vues. De même qu'on ne peut nier l'intérêt du récit de sa seconde visite. Son tableau d'une Malmaison dépecée et désertée, abandonnée désormais aux soins d'un vieux serviteur, seulement habitée par des ombres, paraît inspiré des gravures romantiques représentant un château endormi et plongé dans une semi obscurité. Mme Tastu laisse parler sa sensibilité poétique pour rendre l'atmosphère de ruines qui l'environne: la nature n'a de beauté achevée que si elle a été le théâtre de quelques grandes histoires.

 

Vous qui témoignez de nos gloires,

Vous qui proclamez nos grandeurs!

(....)

Oui, je crois quand je vous contemple,

Des héros entendre l'adieu;

 

avait écrit Victor Hugo dans La bande noire[2].  Sur Malmaison le temps dévastateur n'avait pas encore suspendu sa dure loi; chaque pierre tombée, chaque vitre brisée, chaque croisée battant au vent rappelaient le peu de cas qu'on accordait alors à ces restes d'une grandeur déchue. Bientôt Navarre disparaîtra victime de l'âpreté des spéculateurs; un même sort funeste ne s'acharnerait-il pas sur tout ce qui touchait de près à l'impératrice? Soudain tout paraissait vulnérable, incertain, prêt à sombrer dans le néant et l'oubli, à croire que la destinée de Bonaparte et de Joséphine ne se confondait pas encore avec celle de la nation toute entière. La France n'était pas encore disposée à leur élever un monument. Au mieux, Malmaison semblait vouée à l’abandon, au pire à la destruction. De son pèlerinage dans ses jardins, Madame Tastu emporta une palme desséchée comme vestige de tant de gloire passée.

            Entre 1862 et 1870, le domaine de l’impératrice connut une éphémère résurrection qui lui rendit un éclat timide, mais Napoléon III, en le rachetant, avait agi davantage par sentimentalisme envers sa grand-mère que par calcul politique. Il y engagea quelques travaux de réfection, restaura la chambre mortuaire de l’impératrice, remeubla les appartements, laissa même l’impératrice Eugénie organiser en 1867 une exposition rétrospective sur le couple impérial, mais aucune de ces initiatives ne visait à ériger le lieu, qu’il regardait comme une annexe de Saint-Cloud à usage privé, en un monument national. La Monarchie de Juillet avait élevé le tombeau des Invalides et achevé l’Arc de Triomphe; Le Second Empire se montra fort discret dans sa ferveur napoléonienne ; pour glorifier la race des Napoléon, il se contenta d’une section au Musée des Souverains. Ne nous étonnons donc pas, dans ces conditions, qu’au lendemain de Sedan, la République rétablie dans ses droits se défît de Malmaison, quand la même rasa les ruines des Tuileries et de Saint-Cloud. Devant le désaffection générale, plus rien désormais ne garantissait son avenir. Un parti bonapartiste subsistait bien dans le pays, mais celui-ci, faute d’une base électorale et d’une pratique de la démocratie, faute surtout d’un prétendant crédible depuis la mort du prince impérial, n’avait guère d’influence. La cause impériale était trop affaiblie pour soutenir un mouvement d’envergure; elle n’était plus une force politique, ni même un appoint pour d’éventuelles coalitions parlementaires, tout juste un courant d’admirateurs nostalgiques de l’Aigle foudroyé.  Armand Dayot, écrivain et critique d’art, était des leurs ; il s’indigna à haute voix de l’indifférence à ses yeux coupable qui présida à sa vente en 1896. Malmaison, aliénée comme un vulgaire immeuble de rapport et son parc ravalé à n’être plus qu’un terrain boisé propice à lotissement !

           

Depuis un siècle que le château est devenu un musée, grâce à l'initiative du banquier philanthrope Daniel Osiris, les outrages du temps et les vicissitudes de la politique ne semblent plus avoir d'emprise sur lui, parce que l'action conjuguée de ses sept conservateurs successifs lui ont assuré le statut envié de monument napoléonien. Car il s'agit bien d'un « monument », si l'on se réfère du moins à la définition qu'en donnait Millin en 1806 dans son Dictionnaire des Beaux-Arts: « Ouvrage de l'art érigé dans une place publique pour conserver et transmettre à la postérité la mémoire des personnages illustres ou des événements remarquables. »  Malmaison, en effet, hier propriété privée d'un couple bientôt célèbre, qui abrita leurs amours et leurs malheurs, fut réinventée à l'aube du XXème siècle en un livre d'images racontant l'histoire conjointe de Bonaparte et de Joséphine, comme celui de Versailles fut par le roi Louis-Philippe dédié aux gloires de la France. Un musée d'histoire est un mémorial où se conservent les souvenirs d'un passé reconstitué pour les besoins d'une cause et dans une perspective qui n'est jamais indifférente. Mais il répond également à un objectif bien défini qui n'en fait pas seulement un reliquaire, mais aussi, par la vertu pédagogique qu'on lui accorde, un traceur d'idées.

 

Joséphine, impératrice par Madame Amable Tastu[3]

 

« Rien n'est plus difficile à mon avis que de mettre en scène des personnages contemporains. Ici le roman ni le drame ne sont possibles. Comme toutes les puis­sances, leur puissance a besoin de liberté, leur mer­veilleux, comme tous les autres, a besoin de foi. Que devient l'effet de leurs inventions, quand vingt té­moins des événements qu'ils racontent peuvent se le­ver et dire : La chose ne s'est point passée ainsi; cette parole n'a pas été proférée, ce fait n'a jamais eu lieu? ce que deviendraient les illusions du théâtre, si un rayon de soleil venait à y pénétrer. L'histoire même veut de la perspective; de près elle n'est que de la biographie , c'est-à-dire une sèche nomenclature de faits plus ou moins prouvés, mais qui, une fois admis, ne varient plus, et sont par conséquent inutiles à répéter.

A qui, par exemple, apprendrait-on aujour­d'hui que Joséphine Tascher de La Pagerie, née à la Martinique en 1761, épousa en premières noces le vicomte de Beauharnais, qui perdit la vie sur l'échafaud; que, plus tard, elle fit dans la société de Barras la connaissance du général Bonaparte qu'elle épousa, croyant peut-être alors lui faire beaucoup d'honneur, et qui l'en récompensa en faisant, comme il le disait, de la petite Joséphine une impératrice des Français? Joignez-y le récit du divorce, celui de la mort de l'ex-impératrice, causée, en 1814, par la courtoisie des souverains alliés, assez mal avisés pour lui rendre visite un jour de médecine. Ajoutez, si vous voulez, ce que le génie populaire glisse tou­jours de surnaturel dans les fortunes extraordinaires, la prédiction de la vieille négresse: « Madame, vous monterez sur un trône et vous mourrez dans un hôpital. » Et quand vous aurez noté avec Walter Scott que la Malmaison fut en effet primitivement un hôpital, il s'ensuivra que vous aurez dit précisément ce qui a été dit cent fois, et ce que tout le monde sait. Il n'y a qu'un seul moyen, en racontant l'histoire contem­poraine, d'être à la fois vrai et nouveau, c'est d'en parler comme acteur ou comme témoin. Celui-là se fait toujours écouter avec intérêt, qui dit: J'ai vu. L'es­quisse d'après nature d'un personnage célèbre a une valeur indépendante du mérite de la main qui l'a tracée. C'est pourquoi, au lieu de compulser laborieuse­ment ce qui a été écrit sur Joséphine, ou de fouiller sans respect cette cendre si nouvelle encore, pour y trouver de la matière à roman, j'ai mieux aimé inter­roger mes souvenirs adolescents, et dire simplement comme le pigeon de La Fontaine : «J'étais là, telle chose m'advint. »

Quel motif obligea mes parents à visiter l'impéra­trice Joséphine; comment, à ma vive sollicitation, on trouva moyen de me mettre du voyage, c'est ce qui importe fort peu; il suffit de savoir que, par une belle matinée de septembre 1809, nous nous mîmes en route pour la Malmaison. L'air était doux, le soleil brillant, et mon cœur battait d'émotion et de joie à l'idée que j'allais voir de près une impératrice et l'entendre parler. Moi qui n'avais connu de rois et de reines que dans la littérature d'il y avait une fois..., je fus frappée, en arrivant, du mouvement de voi­tures, de chevaux, d'estafettes, qui sillonnaient la cour sablée de la Malmaison. Je me souviens aussi d'une espèce de vestibule vitré, où se pressaient une foule de plumets et d'épaulettes, luxe de cette cour militaire, et qu'on aurait pu comparer à la volière où s'agitaient une troupe d'oiseaux brillants, de perro­quets de mille couleurs, de kakatoès relevant fièrement leur huppe de plumes, pareille à la couronne d'un roi sauvage, et parmi lesquels deux beaux aras du Brésil se faisaient surtout remarquer par la magnificence de leur plumage. On nous introduisit dans une salle que l'impératrice devait traverser pour aller se mettre à table, et après quelques minutes d'attente, nous vîmes entrer Joséphine, suivie de quatre dames et de deux jolis petits chiens loups, blancs comme la neige. Elle s'avança vers nous avec cette démarche souple et légère qu'on a tant vantée. Son air, sa physiono­mie, le son de sa voix, la dignité coquette de son maintien, la grâce bienveillante de son sourire, tout m'est encore présent aujourd'hui, jusqu'à son cos­tume, tant j'apportai d'attention à la considérer. Elle portait une robe de cachemire blanc bordée de hautes palmes, un autre grand cachemire rouge jeté sur les épaules, une guimpe en tricot de Berlin; pour coif­fure, une petite capote à fond de soie et devant de paille, ornée d'une branche de laurier-rose. J'avoue que cette toilette me parut d'une simplicité scanda­leuse pour une impératrice, que je me figurais ne devoir jamais marcher sans son diadème et son man­teau de velours. Pendant l'entretien qui dura environ dix minutes, et où Joséphine prodigua les paroles d'intérêt et les questions affectueuses, ce qui m'oc­cupa le plus, après l'impératrice, c'était les deux pe­tits chiens. Tantôt ils tournaient autour de nous avec une singulière gravité, paraissant nous examiner at­tentivement ; tantôt ils se réunissaient derrière l'im­pératrice , comme pour se faire part de leurs obser­vations , et quand la souveraine nous congédia , en nous invitant du ton le plus aimable à visiter sa galerie et ses jardins, l'un de ces jolis animaux, comme s'il eût voulu imiter sa maîtresse, s'arrêta un moment de­vant nous et nous salua d'un petit aboiement protecteur qui faillit me faire éclater de rire.

Nous profitâmes de la permission qui nous avait été accordée de parcourir le château, car on ne sau­rait donner le nom de palais à la Malmaison, qui res­semblait plus à l'élégante habitation d'un riche parti­culier qu'à la somptueuse demeure d'un prince. La galerie de tableaux était plus remarquable par le choix que par le nombre; on y admirait entre autres chefs-d'œuvre, les quatre beaux Claude-Lorrain, connus sous le nom des Quatre parties du Jour. Un petit salon au bout de la galerie renfermait les ouvrages des peintres modernes : j'y retrouvai deux charmants tableaux de mademoiselle Mayer, le Sommeil et le Réveil de Vénus, qui (le premier surtout) semblaient dignes de son maître Prud'hon; plusieurs Richard, talent si en vogue alors ; la Valentine de Milan et le Charles VII, si je ne me trompe; et une foule d'au­tres productions plus ou moins estimées. La galerie servait à la Malmaison de salon de réception. C'était là que se tenait le cercle ; aussi remarquait-on à l'extré­mité deux grands fauteuils de velours semés d'abeilles d'or, et sur les deux faces latérales deux longues files de tabourets ou de pliants en maroquin rouge, à franges et à clous dorés.

De la galerie nous passâmes dans les jardins, où les masses de verdure, les fleurs et les eaux étaient dis­posées avec tant de goût et d'intelligence pour se prêter une mutuelle beauté. Nous admirâmes la ri­chesse des serres remplies de plantes rares et curieu­ses, la variété d'oiseaux aquatiques qui animaient les canaux et les bassins, et parmi lesquels on distinguait deux cygnes noirs qui faisaient mentir le proverbe.

Il semblait que dans cette délicieuse retraite l'in­fluence gracieuse de Joséphine se fît sentir de toutes parts. Des diverses habitations royales que j'ai pu voir en ma vie, la Malmaison est la seule qui m'ait donné le désir d'y rester.

Peu de temps après cette visite, les bruits de di­vorce commencèrent à circuler dans le public, Prud'hon peignait alors ce ravissant portrait de l'impératrice, qui la représente dans les bosquets de Malmaison, à demi couchée sur un banc de gazon, et rêvant, au murmure de l'eau qui coule à ses pieds. Je ne sais ce que cette peinture est devenue. L'artiste avait encore besoin d'une séance pour la terminer, le jour était pris, mais la séance fut contremandée, et cette circonstance confirma pour nous la triste nouvelle.

Quand le portrait fut achevé, Joséphine n'était déjà plus souveraine. « Oh! dit-elle au peintre en re­gardant tristement le tableau, votre portrait est char­mant, monsieur Prud'hon, mais ce n'est plus moi ! » Et parmi ceux qui l'entouraient encore, pas une voix n'eut le courage de s'élever pour lui donner le dé­menti que peut-être elle sollicitait.

Le divorce fut accueilli en France avec défaveur. Joséphine était aimée pour ses qualités, pour ses grâces, peut-être même pour ses défauts si féminins et si français. Je ne sais quel pressentiment supersti­tieux faisait croire que Napoléon répudiait avec elle une partie de sa fortune. L'instinct populaire si pro­fond et si pénétrant, sentait peut-être sans se l'expli­quer, qu'en quittant la Française pour l'étrangère, la simple particulière pour la fille des Césars, Napoléon rompait le lien qui l'attachait au peuple pour faire cause commune avec les rois. Qu'en arriva-t-il ? le peuple l'abandonna, et les rois le trahirent. Il fut pré­cipité violemment du haut de ce trône dont Joséphine avait descendu les marches d'un pas léger. Du fond de sa retraite elle entendit le retentissement de cette chute immense, et n'y survécut pas longtemps. La Pro­vidence miséricordieuse lui voulut épargner le deuil sanglant de Waterloo et l'agonie de Sainte-Hélène.

Quelques années après, la Malmaison fut mise en vente, et je désirai revoir ce lieu dont j'avais conservé un si frappant souvenir. Tout était semblable, et ce­pendant tout était changé. Dans les cours silencieuses, dans les salles désertes, errait, comme un fantôme, l'image des temps passés. Malgré les années écoulées, je reconnus sur-le-champ les endroits que j'avais parcourus; la salle où j'avais vu l'impératrice, la place même où ses pieds s'étaient arrêtés. Il me sem­blait parfois qu'elle allait paraître encore avec son pas léger, son doux sourire et ses vêtements embaumés.

A chaque coup d'œil jeté autour de moi, ces paro­les de Bossuet : «Qu'avons-nous vu, et que voyons-nous ? quel état ! et quel état ! » me revenaient involon­tairement en mémoire. La galerie se trouvait à demi dépouillée ; les deux enfants de Joséphine s'étaient partagé son héritage, mais un seul avait emporté son lot. Tous les tableaux qui restaient demeuraient sans pendant, car, de ces chefs-d'œuvre, « l'un avait été pris et l'autre laissé », comme dans l'Évangile. Je regardai tristement le tableau de mademoiselle Mayer, ce riant sujet qui contrastait péniblement avec la mort funeste de la malheureuse artiste. Qui l'eût dit, quand elle répandait sur ce groupe d'amours toutes les rosés de son pinceau, qu'elle devait ainsi disparaître? Et son maître lui-même, où est-il ? et Joséphine sa pro­tectrice! et Napoléon !...

Je m'arrêtai dans le salon décoré de trophées mi­litaires, devant l’Ossian de Gérard, et je répétai avec le Barde de Morven : « Les amis de ma jeunesse, où sont-ils ?... et l'écho me répond: Où sont-ils ?» Du côté qui fait face à celui-ci, Girodet a repré­senté la France, accompagnée des ombres des guer­riers morts pour sa défense; elle apparaît au héros endormi sur le sol brûlant de l'Egypte, et l'appelle à son secours. Hoche ! Marceau ! heureux d'être partis les premiers, vous avez vu venir à vous, tour à tour, tous vos compagnons d'armes, et leur chef lui-même; vous n'appelez plus personne aujourd'hui!...[4]

Voici plus loin le portrait de la reine Hortense, environnée de tous ses enfants. Pauvre mère!...

Voici la bibliothèque qui servait de cabinet de tra­vail à Bonaparte; combien de fois il arpenta ce par­quet d'un pas retentissant, tandis que son cerveau enfantait « ces pensées aux bottes de sept lieues», comme les appelle l'Allemand Heine; pensées qui changeaient en courant la face du monde. Plus haut est la chambre à coucher de l'impératrice, tente de velours et de satin, au sommet de laquelle un mé­daillon ovale représente Junon dans son char : une flatterie du peintre a donné à l'épouse du maître des dieux les traits de l'épouse de Napoléon.

Les jardins sont beaux encore, et passablement en­tretenus : je ne sais si je n'aimerais pas mieux un désordre complet que ce mélange de soin et d'aban­don; les fleurs, pressées au pied des massifs de ver­dure, ont l'aspect de celles qu'une main mercenaire cultive sur les tombes de nos cimetières, dans ce siècle où l'argent tient lieu de tout, même de dou­leur. L'herbe croît dans les allées humides, la mousse sur le plancher des ponts rustiques ; les oiseaux aquati­ques se sont multipliés, mais ils ont repris leurs allures sauvages : au moindre bruit, leur bande effarée fend rapidement les eaux silencieuses. En nous rapprochant du château, je reconnus deux de ses anciens hô­tes, c'étaient les beaux aras, qui seuls avaient survécu à tant de grandeurs tombées. Eux aussi, cependant, avaient souffert ; ils étaient vieux et délaissés, et l'un des deux, pauvre invalide, laissait pendre son aile cassée. Comme je remarquais, avec pitié, l'air morne de ces oiseaux. « Oui, dit le jardinier, qui nous ser­vait de cicérone, ils ne sont pas gais, les pauvres dia­bles, ils ressemblent aux employés de la maison. »

Cet homme avait quelques droits de parler ainsi : blessé dans l'exercice de son état par un arbre véné­neux, les médecins étaient parvenus à grande peine à lui conserver la vie, mais sans pouvoir lui rendre la santé. Toujours souffrant depuis lors, il avait ob­tenu de Joséphine une pension qui cessa d'être payée à sa mort. Il nous montra les serres, encore assez garnies, nous parlant toujours de sa bienfaitrice; il avait peine à nous laisser aller. Nous le quittâmes pourtant, emportant des jardins de Malmaison ce qui reste de toutes les gloires, une palme desséchée!

Il convenait de terminer ce triste pèlerinage en vi­sitant la tombe que les enfants de Joséphine lui ont élevée dans l'église de Rueil. Le monument est en marbre blanc. Joséphine, dans ses habits impériaux, est représentée à genoux devant un prie dieu; la figure m'a paru ressemblante ; mais l'attitude a plu­tôt la gracieuse coquetterie de la vie, que la gravité qui convient à la mort.

C'est une étrange destinée que celle de cette femme, étrange, même auprès de celle de Napoléon ! Lui, pas­sant tour à tour du pinacle à l'abîme, et de l'abîme au pinacle. Elle, proclamée par la voix du peuple, et, de l'aveu des souverains, digne du haut rang où elle était montée. Sa statue, à lui, arrachée par la mul­titude du haut de la colonne consacrée à ses victoires; sa statue, à elle, élevée paisiblement, parée des insi­gnes de la souveraineté, sous le règne même des Bour­bons ! Oui, je le répète, sa fortune fut aussi merveil­leuse, et peut-être plus complète que celle du grand homme qui l'avait associée à son sort. Elle ne fut point cependant une femme supérieure ; mais, ce qui vaut souvent mieux, elle eut à un degré supérieur les quali­tés de ses défauts; son bonheur voulut que ces qualités fussent celles qu'on aime, en général, à attribuer à une femme, surtout à une souveraine, la grâce et la bonté. La fermeté bien connue de Napoléon la pré­serva du soupçon d'exercer aucune influence politique, soupçon qu'une femme en France a toujours chèrement payé. Loin de là, on se plaisait à lui faire honneur de chaque pardon qui descendait du trône; si même la grâce attendue n'arrivait pas, le tort ne lui en était point attribué, on se croyait sûr qu'elle avait tout tenté pour l'obtenir.

On peut dire encore, à la louange de Joséphine, qu'elle avait compris la nation dans les petites choses comme Napoléon la comprenait dans les grandes ; et là peut-être est le secret de sa popularité. Elle sa­vait que dans les fêtes publiques, le peuple regarde la vue des personnes royales comme une partie du spectacle qu'il se promet, aussi ne se dispensa-t-elle jamais d'y paraître; sujette à des crises nerveuses, à de violentes migraines, on l'a vue souvent, dans un jour d'apparat, quitter son lit pour se traîner a sa toi­lette; elle dissimulait la pâleur de son visage sous une couche de rouge, et le front chargé de diamants, le sourire sur les lèvres, elle montait dans sa voiture dont les places étaient, toujours baissées, quels que fussent le temps et la saison, et répondait par de gra­cieux saluts aux acclamations de la foule accourue sur son passage. Pour une femme délicate et frivole, c'est là de l'héroïsme, où je ne m'y connais pas.

            Sans doute Joséphine eut des torts (qui n'en a pas?); mais le monde s'en montra oublieux, parce qu'ils ne nuisirent à personne; tandis qu'il lui tint compte des qualités qui profitèrent à beaucoup. On se souvient que son amour du luxe et de l'élégance tourna au bénéfice de l'industrie, qu'elle tendit aux arts une main protectrice et libérale, qu'elle répandit autour d'elle d'abondantes charités; les pauvres pleurèrent à son convoi, et sur sa tombe des voix attendries répé­tèrent ces paroles : « II lui sera beaucoup pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé. »

 

 

« Une visite à la Malmaison » par Armand Dayot [5]

 

A Maurice Barrès

 

« Quelques mois encore, quelques semaines peut-être, et la Malmaison, avec son vaste jardin peuplé de souvenirs, sera vendue aux enchères publiques, tout comme un terrain vague ou un vulgaire immeuble de rapport [6]! Et l'avide et brutale spécula­tion, armée de la pioche du démolisseur, fera sans doute tomber ces murs témoins de si grandes choses, et ces arbres centenaires, ces charmilles, ces bosquets de lilas, à l'ombre desquels Prud'hon peignit Joséphine, dans tout le charme de sa grâce nonchalante de créole, et J.-B. Isabey, Bonaparte se promenant solitaire et rêveur dans les grandes allées du parc...

« Là, nous apprend Isabey, dans un récit de son séjour à la Malmaison, j'exécutai le premier portrait en pied du général Bonaparte. Du matin au soir, je le voyais se promener solitairement dans le parc, les mains derrière le dos, absorbé dans ses concep­tions ; il me fut aisé de saisir son expression pensive et la physionomie de sa tournure. Ce portrait ter­miné, je le montrai au général. La ressemblance lui en plut ; il me félicita surtout de pouvoir tra­vailler ainsi sans faire poser mon modèle. »

Avant cette profanation, contre laquelle devrait protester énergiquement le sentiment national, j'ai voulu revoir l'illustre demeure. On y va en moins de trois quarts d'heure, par le tramway à vapeur qui fait le service de la barrière de l'Etoile à Saint-Germain. C'est un très rapide et très suggestif pèlerinage.

Voici, toute rongée par la rouille, la large grille qui se développe devant la façade, et dont les portes dorées s'ouvrirent jadis toutes grandes devant le flot des brillantes escortes. Partout des écriteaux blancs avec ces mots : « Terrains et matériaux de démolition à vendre».

La neige tombe lentement à gros flocons d'un ciel bas et plombé. Une brise glaciale courbe la cime des grands arbres ! Un profond silence règne dans ces lieux abandonnés. La première impression est des plus douloureuses, et mon cœur se serre involontairement au milieu de cette mortelle tris­tesse des choses.

 

Une fillette à la figure maussade me promène à travers les salles désertes et délabrées du château, signalant d'une voix sèche et avec la monotone in­tonation des guides de profession : le grand vesti­bule, la bibliothèque, la salle de billard (encore ornée de son meuble principal[7]), la chambre de Jo­séphine, la jolie chambre circulaire où mourut la pauvre impératrice délaissée, la chambre de la reine Hortense, la chambre d'Eugène de Beauharnais, la salle du conseil... Et tout autour de nous pendent lamentables, le long des murs lépreux, où se devinent encore quelques peintures décoratives de l'époque, des lambeaux de tentures décolorées.

Le vent neigeux qui nous avait suivis à travers les portes entrebâillées erre en gémissant dans les vastes corridors déserts, sur lesquels s'ouvre la longue série des chambres d’amis jadis occupées (pendant les belles années de 1798 et 1799) par Bernardin de Saint-Pierre, Arnoult, Ducis, Lemercier, Baour-Lormian, Collin d’Harleville, le poète Joseph Chénier, le musicien Méhul, l'acteur Talma, Volney, Andrieux, Duval ; les peintres Gérard, Girodet, Isabey..., que la grâce ensorceleuse de Joséphine réunissait dans une sorte de petite cour dont la libre et spirituelle allure échappait encore au byzantinisme obsédant de l'étiquette. Et cette grave réunion de philosophes, de littérateurs, d'ar­tistes était toujours éclairée par la présence de jeunes femmes, dans tout l'éclat de leur beauté. C'étaient d'abord les sœurs du futur César, puis Hortense de Beauharnais, âgée de dix-huit ans à peine, la comtesse d'Houdetot, mesdames Cafarelli, Andréassy, Tallien, alors dans tout l'épanouis­sement de ses charmes opulents, Regnault de Saint-Jean-d'Angely, si séduisante dans sa grâce un peu frêle, et dont on peut voir au Louvre, la ravissante figure peinte par Gérard...

Hélas! aussi bien que les folles et les jolies enru­bannées de Trianon, les promeneuses du parc de la Malmaison, élégantes et sveltes sous leurs longues tuniques grecques, « sont changées en poussière légère ». Quelques années encore et le souvenir de l'éternelle disparition de ces belles d'hier, que nous aurions presque pu connaître, se confondra avec les dates les plus éloignées.

 

Autour de moi le vent pleure, et la neige, à travers les vitres brisées, vient me fouetter la figure. Les tapisseries décollées se soulèvent et retombent tristement sous les plafonds crevés. Une odeur de mort ; une odeur de passé lointain, très lointain, m'enveloppe et m'oppresse.

Empereur, impératrice, rois, reines, princesses, reines de beauté, écrivains célèbres, artistes ap­plaudis... qui viviez, hier encore, dans cette demeure aujourd'hui désolée, et dont le silence n'est troublé que par le bruit de mes pas, rien ne subsiste plus de vous, rien qu'un vain bruit de triomphe et de gloire. Dieu que les morts vont vite ! Et cependant les grands arbres du parc restent éternellement jeunes, et balancent avec une majes­tueuse indifférence leurs larges ramures au-dessus de ce petit coin du monde, si grand par les souvenirs tour à tour heureux et tragiques.

Car si la Malmaison fut « le séjour des jeux et des ris » (style de l'époque), lorsqu'au retour de Marengo, Bonaparte se plaisait à donner la réplique à Fleury et à mademoiselle Mars[8], écoutait Arnault réciter ces fables, jouait à saute-mouton avec le joyeux Isabey, et s'efforçait un instant d'oublier les soucis du pouvoir en dansant la Monaco, sa danse favorite, elle devint le plus dramatique des décors après Waterloo. N'était-ce pas là déjà qu'au lendemain du divorce Joséphine tout en larmes était venue cacher son infortune et son désespoir?

C'est entre ses murs, c'est dans ce parc fleuri, dans ce petit Trianon consulaire[9], où s'écoulèrent les plus beaux jours de sa vie, les quelques heures calmes de son existence tourmentée, que Napoléon, définitivement vaincu, vint, prisonnier volontaire, attendre l'ordre de partir pour Rochefort.

Tous deux, l'empereur tombé et l'impératrice déchue, poussés par une étrange fatalité, vinrent demander asile à cette demeure qui fut le riant berceau de leur fortune.

 

Qu'il y aurait d'anecdotes, ayant aujourd'hui l'importance d'événements historiques et la hauteur tragique de scènes shakespeariennes, à conter sur les dernières heures, heures de colère et d'angoisse, passées par Napoléon à la Malmaison, alors qu'aban­donné par la fortune, trahi par les siens, volé par ses familiers, il trouvait encore, dans son admirable énergie, assez de force, de force dynastique, pour dissimuler sous une feinte résignation les révoltes de son orgueil blessé, de sa grandeur sans cesse outragée. Et par qui ?

Ecoutez tomber ces paroles. C'est le ministre de la guerre qui, au palais des Tuileries, interpelle le général Flahaut, aide de camp de l'empereur (un fidèle, celui-là) :

« Ah ça ! décidément, votre Bonaparte ne veut donc pas partir?... Nous ne pourrons donc jamais nous débarrasser de lui? Sa présence nous impor­tune. Elle nuit à nos négociations. Il devrait cepen­dant bien savoir que nous ne voulons plus de lui ! Général, dites à Bonaparte, de ma part, que s'il ne se décide pas à s'en aller ce soir même, je le fais arrêter demain matin et que, s'il le faut, j'irai l'ar­rêter moi-même. »

C'est ainsi que parle le héros d'Auërstaedt.

Bien qu'habitué depuis plusieurs jours à subir toutes les humiliations l'empereur ne peut retenir sa colère et son indignation quand Flahaut lui rapporte les paroles menaçantes de celui qu'il avait fait prince d'Eckmühl.

« Eh bien!  qu'il vienne donc! s'écria-t-il  en frappant sa poitrine de ses deux poings fermés, qu'il vienne, je suis prêt à lui tendre la gorge.»[10]

Tous ces tragiques souvenirs me revenaient à la mémoire pendant que j'errais sous ces voûtes en ruines, trébuchant à chaque pas aux briques arra­chées du sol. Insensiblement la mélancolique ma­jesté du parc désert, du château silencieux et comme mort sous son linceul de neige, me gagna, et, tout entier au passé, j'oubliais l'heure, quand la fillette qui me servait de guide, désireuse sans doute de toucher au plus vite sa gratification, interrompit brusquement ma rêverie par ces mots dits d'une voix dolente : « La Malmaison fut occupée en 1870 par un corps de pontonniers dont vous pouvez voir encore les listes d'appel collées sur les portes des chambres d'amis. Ces soldats ont fait beaucoup de dégâts ici. Au contraire, les Prussiens qui leur ont succédé ont été très comme il faut. Ils n'ont rien détruit et se sont contentés d'emporter la cheminée de mosaïque que le pape avait offerte à Joséphine pour sa noce. »[11]

Ainsi nos vainqueurs, obéissante un très chevale­resque sentiment, ont cru devoir respecter les lieux illustrés par la présence «du plus grand des hommes », du grand empereur, de leur plus terrible adver­saire.

C'eût été, de la part de la famille Bonaparte, une grande pensée de racheter la Malmaison, où se nouèrent et se dénouèrent les destinées du glorieux fondateur de la dynastie impériale. Mais comme on l'a dit : les grandes pensées viennent du cœur.

Et c'est ainsi que bientôt, grâce à l'ingratitude du parti napoléonien, ou du moins à sa coupable indif­férence, le château de la Malmaison, dont nous avons tenté d'évoquer dans ces quelques lignes le passé historique, à travers l'inévitable émotion d'une im­pressionnante visite, va d'ici à peu de temps, sans doute, avec son admirable parc peuplé de souvenirs, tomber entre les dures mains des spéculateurs et devenir la proie des barbares[12].

Pour l'instruction du lecteur, complétons cet ar­ticle d'impressions personnelles par un rapide histo­rique de la Malmaison, qui est située à 13 kilomètres de Paris, sur la route de Saint-Germain.

Le nom du village de la Malmaison provient, dit-on, de l'invasion des Normands au neuvième siècle. Les pirates y ayant séjourné quelque temps, et leur présence ayant été fatale aux alentours, le nom de la mala mansia resta à la localité.

En 1244, la Malmaison n'était pour ainsi dire qu'une grange dépendant de la commune de Rueil. Au quatorzième siècle, on voit ce fief rendre hommage à l'abbaye de Saint-Denis. En 1622, un con­seiller au parlement de Paris, du nom de Perrot, en était seigneur et en portait le nom. La Malmaison devint successivement la propriété de la famille de Barentin, du contrôleur général de Séchelles, de madame Harens, qui y attire une société de lettrés et de philosophes, et de la famille le Coulteux, qui en était propriétaire à l'époque de la Révolution. En 1798, Joséphine de Beauharnais, devenue madame Bonaparte, acheta à le Coulteux la terre de la Mal­maison, moyennant 160 000 francs.

Voici, à ce sujet, quelques renseignements intéres­sants empruntés au journal d'Isabey:            « Madame Bo­naparte habitait alors la petite maison de la rue Chantereine, qui avait appartenu à Talma; mais le général, qui, un peu par calcul, désirait la solitude, voulant d'ailleurs se soustraire à la curiosité et aux importunités des solliciteurs, parla d'acheter une campagne dans les environs de Paris. L'ayant ouï dire, madame le Coulteux, avec laquelle j'avais de fréquents rapports d'intimité, me chargea de faire des ouvertures à madame Bonaparte au sujet d'une propriété qu'elle possédait près de Rueil. Celle-ci consentit à la visiter; je l'accompagnai, et l'acquisi­tion de la Malmaison fut faite sur l’heure même.

Le château était loin de réunir les conditions d'élégance et de confortable que pouvait désirer la femme du général en chef de l'armée d'Italie ; les pièces étaient à peine meublées, et les murs dans un état de délabrement déplorable. Cependant, grâce an bon goût de la châtelaine, au talent de Fontaine, les choses furent mises assez vite dans un état présentable. »

Devenue la propriété du prince Eugène, après Waterloo, la Malmaison fut achetée en 1826 par M. Haguerman, banquier suédois, qui la réduisit au cadre primitif qu'elle occupait lorsque Joséphine l'acheta à madame le Coulteux. En 1842, la propriété fut achetée par la reine d'Espagne, Marie-Christine, moyennant 500 000 francs, et enfin, en 1861, Napo­léon III la racheta au prix un peu excessif de 1 600 000 francs. Quelques louables tentatives furent faites pour donner à la Malmaison sa physionomie consulaire.

Il fut même question de lui attribuer le rôle qui convient vraiment : celui de Musée des souvenirs du grand Empereur.

On y plaça quelques dessins originaux d'Isabey, et dans l’ancienne chambre du premier consul, on fit même transporter le lit sur lequel Napoléon était mort à Sainte-Hélène.

Mais l’Empire tomba; le vent de la guerre et de la révolution souffla en France, n'épargnant pas même la Malmaison, qui avait changé de mains, et qui, lamentable épave, dernier débris de la fortune im­périale, demeurait, parmi les ruines qui entouraient Paris, vide comme une maison pillée, au milieu de son parc bouleversé par les pieds des chevaux.

 

Notice des gravures

 

Jean-Louis Tirpenne naît à Hambourg en 1801 de parents français. Elève de Bouton, de Daguèrre et Remond,  il signe en 1828, avec Chaillou et Potrelle , les Environs de Paris; on connaît de lui Un convoi de la reine Hortense à Rueil et une vue de son tombeau. Il débute au Salon de 1831, travaille à l’illustration d’ouvrages sur la sculpture et l’architecture ; il est l’inventeur avec Devéria et Victor Adam d’une méthode de dessin qui suscitait les critiques acerbes de ses confrères. Son collègue, Jules-Alexandre Monthelier, peintre de paysages et d’architectures et lithographe (1804-1883), également élève de Bouton, expose régulièrement au Salon de 1822 à 1847 et obtient une médaille de 2ème classe en 1824 pour la section peinture. Leur nom sont associés pour des planches de la France pittoresque dans l’ancienne France de Ch. Nodier et du baron Taylor. Leur imprimeur, Henri Gaugain a notamment publié un recueil de gravures d’après les tableaux de Girodet du château de Compiègne. Leurs vues de Malmaison paraissent dater des années 1830.

 

 

[1] Amable Voïart était née à Nancy en 1798. Sa mère, Elisabeth Petit-Pain, devenue veuve avec trois enfants avait épousé en secondes noces Jacques-Philippe Voïart, ancien administrateur des vivres à l’armée de Sambre et Meuse. Elle épousa en 1816  Joseph Tastu, un imprimeur de Perpignan. « Un des traits du caractère et du talent de Mme Tastu, écrira Sainte-Beuve, et qui la distingue entre les femmes poètes d’aujourd’hui, c’est cette justesse de sens, une vue constamment nette et non troublée. » (Portraits contemporains, T. II, Paris, Calmann-Lévy, 1889, p. 163) Après 1830, on la vit fréquenter la salon de Juliette Récamier où elle attira l’attention de Chateaubriand : « Madame Tastu, dira-t-il d’elle, a traversé sans se ternir des temps nébuleux, comme l’oiseau des vagues plane sur une mer sombre avec un plumage de neige. Grâce, honnêteté, modestie, composent l’existence de cette Muse, laquelle a donné aux choses dignes d’estime l’attrait des choses qui séduisent. » (Mémoires d’outre-tombe, Variantes et additions, édition de M. Levaillant et G. Moulinier, T. II, pp. 1045-1046, Paris, Gallimard, Pléaïde, 1951). Elle cessa de publier des poésies après 1835 et se réserva à des travaux alimentaires ; elle mourut à Palaiseau en 1885.

[2] Publiée en 1824 dans les Nouvelles Odes.

[3] Le Livre de Beauté, souvenirs historiques, Paris, Louis Janet, libraire, 1834

 

[4] Madame Tastu commet ici une double confusion : les deux tableaux de Gérard et Girodet, qu’elle avait vus dans le salon en 1809, et non dans la salle du conseil, avaient été donnés par Joséphine à Eugène en 1810.

[5] Armand Dayot, Le long des routes (récits et impressions), Paris, Ernest Flammarion, s.d.

[6] Le 12 août 1896, Maître Soudeau, notaire à Bougival, procède à l'adjudication du domaine de Malmaison, à la demande de ses propriétaires, le duc d'Albuféra et sa soeur, la marquise de Bonneval. La vente comprend trente-cinq lots, couvrant au total quinze hectares, avec, en pièce maîtresse, le château entouré d'un petit parc d'une superficie de 47 203 m. Mis à prix à 25 000 francs, ce lot est enlevé pour 152 000 francs par le banquier Daniel Osiris, qui ne put se résigner, comme il le déclara à la presse, voir tomber la demeure de Bonaparte entre les mains d'un acquéreur anglais. L'article d'Armand Dayot a été écrit peu de temps avant qu'Osiris ne devienne propriétaire de Malmaison et ne l'offre à l'Etat, une fois restauré à ses frais.

[7] En 1877, l'administration des Domaines, préparant la vente de Malmaison, avait fait réintégrer au Garde-Meuble le mobilier du château, à l'exception des pièces les plus abîmées, qu'elle mit à la réforme. C'est ainsi que les deux billards, envoyés sous Napoléon III, et vandalisés par les Prussiens qui en avaient volé les bronzes, furent vendus à des Rueillois. Louis-Clément-Marie Lebreton, un huissier de justice, céda au nouveau propriétaire du domaine, Paul-Emile Gautier, celui qu'il avait acheté. Replacé dans la salle de billard, on l'y retrouve encore plus délabré à la veille de la vente de 1896.

[8] Bonaparte affectionnait surtout les rôles tragiques, qui selon lui, convenaient mieux à sa voix sonore, et à sa figure maigre et expressive.

C'est seulement au retour de Marengo qu'une salle de spec­tacle fut construite à la Malmaison. Elle était d'ailleurs des plus simples et sa construction ne dépassa pas le prix de 30 000 francs. Un public de premier choix s'empressait aux représentations de la troupe de la Malmaison. Qu'on en juge par les lignes suivantes : « Les premières loges ne sont remplies que de ducs, de duchesses, d'ambassadeurs et d'ambassadrices, de ministres et des principaux généraux de la République; aux secondes on place les conseillers d'Etat avec leurs femmes, les sénateurs, les tribuns, les Juges ; enfin le parterre est composé de généraux et d'officiers de tous grades... On y joue successivement le Barbier de Séville, Crispin rival, les Fausses confidences, le Collatéral, l'Impromptu, la Gageure, l’Avare, les Plaideurs... » Le directeur habituel était Mademoiselle Hortense de Beauharnais ; les acteurs, Tatma, Michot, Fleury, mademoiselle Mars, etc. (note d'A. Dayot)

[9] Comme le jardin historique de Versailles, le vaste parc de la Malmaison avait aussi ses kiosques, ses temples de l'Amour, ses bergeries, ses chaumières, ses jeux de billard remplaçant les jeux de bagues... De nombreux tableaux de Gérard et de Girodet figuraient aussi dans les salons du châ­teau, ainsi que des chefs-d'œuvre des maîtres anciens, tels que : la Ferme d'Amsterdam, de Paul Potter; l'Entrée de la forêt de Berghem ; le Tir à l'arquebuse de David Téniers ; les Quatre Heures du jour de Claude Lorrain ; le Pacha faisant peindre sa maîtresse de Carle Vanloo... Puis c'étaient des statues antiques, grecques et égyptiennes, des vases étrusques... disposés avec goût devant les façades et le long des corridors, et parmi ces souvenirs des temps loin­tains, dix petits tableaux sur un enduit de ciment recou­vert de stuc, représentant Apollon Musagète, et les Neuf Muses; spécimen unique de l'art grec offert par le roi de Naples à madame Bonaparte, lors de son passage en Italie.

De toutes ces œuvres d'art, il ne reste plus rien aujour­d'hui que les quelques tableaux qui sont en Russie chez les Leuchtenberg. (Note d'A. Dayot)

[10] Fleury de Chaboulon

[11] La jeune guide inverse l’ordre d’occupation ; les 70 hommes de la 10e compagnie de Pontonniers de Versailles s’installèrent au château en mai 1871, après le départ des Prussiens. Contrairement à ses affirmations, de nombreux meubles et objets que le Garde Meuble n’avait pas réintégrés en magasin furent emportés par les Allemands, par exemple l’obélisque placé dans la bibliothèque sous Napoléon III.

[12]L'intervention d'Osiris permit d'éviter que le château ne passât entre des mains étrangères, voire ne tombât sous le pioche des spéculateurs. Si son heureux adjudicataire abandonna, bon prince, le billard à son concurrent anglais, il acquit également les lots 2 à 7 pour accroître le parc et le porter ainsi à 6,3 hectares. De même, acheta-t-il les deux pyramides qui encadrent le pont sur le saut-de-loup, pour 12 000 francs, considérant "que c'était là un souvenir historique qu'il importait de conserver".

 

 

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