L’Empereur tel que je l’ai vu
Article rédigé par Christophe Pincemaille
L’Empereur tel que je l’ai vu
Louis Marchand (1791-1876), 1er valet de chambre de l’Empereur de 1814 à 1821
Par Christophe Pincemaille
chargé d’études documentaires principal, attaché à la conservation du musée national du château de Malmaison.
« Je n’ai qu’une crainte, je n’aurai qu’un regret :
c’est que ma plume ait manqué à mon cœur. »
A Sainte-Hélène, Louis Marchand, premier valet de chambre, est le seul, au sein de la Maison de Longwood qui aurait pu se prévaloir de la qualité d’ami de l’Empereur. Les trois manuscrits que Malmaison présente cette année pour la première fois au public, reflètent la confiance sans limite que Napoléon accorda au plus fidèle des fidèles, au point qu’il le désigna comme l’un de ses exécuteurs testamentaires, aux côtés des généraux Bertrand et Montholon et qu’il l’honora du titre de comte.
Placé à la tête du service de la chambre, qui comprenait quatre domestiques[1], contre douze sous l’Empire, Marchand occupait, dans la hiérarchie, une position de subalterne que lui faisaient bien sentir les quatre officiers[2] qui partageaient l’exil de l’Empereur. Le maintien d’un cérémonial de cour, auquel chacun se pliait, comme pour défier les Anglais, isolait Napoléon dans sa propre maison. « Aucun de nous n’arrivait dans sa chambre sans avoir été appelé, et si l’on avait quelque chose d’important à lui communiquer, on faisait demander à être reçu », rapporte Las Cases. Le seul qui jouissait d’un accès direct à la personne de l’Empereur, qui lui était attaché comme son double, c’était Marchand, invisible mais toujours présent. Tenu à l’écart des conversations que Napoléon avait avec ses officiers, il évoluait dans la sphère la plus privée, un espace interdit où il recueillait des confidences et partageait avec l’Empereur une intimité psychologique et corporelle qui ne franchissaient pas le seuil de la chambre.
Napoléon, qui appréciait chez ce jeune homme sa discrétion et sa modestie, renforça leurs liens déjà étroits et il se l’attacha davantage. Outre sa cassette, qu’il lui avait confiée, il l’employa à d’autres travaux, comme lecteur ou comme secrétaire. Il lui dictait, souvent la nuit, quelques unes de ces interminables réflexions auxquels il se livrait pour tromper l’ennui. Dans son testament, Napoléon précisa à son sujet que les services qu’il lui avait rendus étaient
ceux d’un ami. Eloge rare de la part d’un homme froid et distant, qui affectait une sorte d’indifférence aux efforts qu’on faisait pour lui plaire et qui savait mieux dispenser les faveurs que les compliments. Il n’oublia pas d’être généreux envers Marchand. Les quatre cent mille francs qu’il lui légua, en récompense de son dévouement, firent de lui, à son retour en France, un notable riche et respecté. Et l’Empereur, pour mieux asseoir la position sociale de son premier valet de chambre, assortit sa libéralité du vœu qu’il épousât la veuve, la sœur ou la fille d’un officier ou d’un soldat de sa vieille Garde. Souhait que Marchand exauça par son mariage le 15 novembre 1823 avec Mathilde Brayer (1805-1881), la fille d’un général comte d’Empire et d’une baronne allemande.
Marchand, autre évangéliste ?
Depuis qu’Henrich Heine avait prédit que Sainte-Hélène serait le Saint-Sépulcre, où les peuples viendraient en pèlerinage fortifier leur cœur « par le grand souvenir du Christ temporel qui a souffert sous Hudson Lowe », l’habitude a été prise de qualifier d’évangiles les ouvrages de ceux qui ont rapporté les dernières paroles de l’Empereur. Selon Jean Tulard, quatre textes seulement constituent « le catéchisme indispensable au culte du nouveau dieu ». C’est à la fois bien vu et assez injuste. D’un certain côté, la métaphore biblique est pertinente, puisque le Mémorial de Las Cases, le Journal de Gourgaud, les Souvenirs de Montholon ou les Cahiers de Bertrand, en transmettant à la postérité les confidences de l’Empereur, le plus souvent sous la forme de prophéties, se font les propagateurs de son enseignement. D’un autre côté, elle est exclusive, puisqu’elle refuse aux autres souvenirs et mémoires d’entrer dans ce Testament d’un nouveau genre. A l’évidence, les témoins de la captivité de Napoléon, selon qu’ils sont officier de sa Maison ou simple domestique, ne méritent pas tous le qualificatif d’évangéliste, qui est réservé, il est vrai, par définition à un quatuor. La hiérarchie des fonctions si strictement respectée dans l’organisation de la vie à Longwood, se retrouve donc transposée dans le traitement que les historiens appliquent aux sources.
Ainsi sont relégués au second plan, comme des évangiles apocryphes, les témoignages, pourtant capitaux, qui émanent du premier cercle des intimes de Napoléon. Mais parce qu’ils ont été produits par d’anciens serviteurs, ils sont disqualifiés aux yeux des exégètes. Parmi ceux-ci, figurent notamment les souvenirs de Marchand, premier valet de chambre de l’Empereur. Leur apport à la connaissance des souffrances de l’illustre captif est immense. Ils présentent la garantie d’être authentiques, de n’être jamais passés par la plume d’un teinturier, ni d’avoir été inspirés par un éditeur avide d’indiscrétions d’office. Jean Bourguignon, conservateur de Malmaison entre 1917 et 1946, a pris l’initiative – discutable eu égard aux dispositions testamentaires de Marchand et aux clauses restrictives de la donation du manuscrit - de les publier en 1952 à la Librairie Plon, sous l’appellation de Mémoires.[3] Si le texte n’a rien d’inédit, le manuscrit, en revanche, n’a jamais été montré. Entré au musée de Malmaison en 1924, avec la donation Desmazières-Marchand, il en ressortit presque aussitôt d’une manière malencontreuse. Il demeura pendant plus d’un demi-siècle en main privée, avant d’être restitué fort élégamment à l’Etat en 2015.
Après une si longue absence, il était grand temps de le présenter. L’exposition qui se tient au musée de l’Armée, Sainte-Hélène, la conquête de la mémoire (avril – juillet 2016), et dont Malmaison est partenaire, nous donne l’occasion de le proposer enfin à la curiosité des amateurs, dans l’appartement même de l’Empereur, entre deux autres manuscrits venus eux aussi de Marchand, le Livre de dépenses de la toilette et de la cassette couvrant la période 1815-1820 et le Précis des Guerres de César, que Napoléon lui avait dicté en 1819. Le comte Albéric Desmazières-Marchand avait ajouté à sa libéralité les papiers personnels de son grand-père, qui ont disparu malheureusement de nos collections. On en retrouve à regret la trace dans d’anciens catalogues de libraires ou de ventes publiques.
Du Mémorial de Las Cases aux Souvenirs de Marchand
« Les circonstances les plus extraordinaires m’ont tenu longtemps auprès de l’homme le plus extraordinaire que présentent les siècles. » Las Cases ne manquait pas d’éloquence en ouverture de son Mémorial de Sainte-Hélène. Et c’est plein de son amour et de son admiration pour Napoléon qu’il prétendait évoquer l’homme. « Personne ne connaît les nuances véritables de son caractère, ses qualités privées, les dispositions naturelles de son âme : or c’est ce grand vide que j’entreprends de remplir ici, et cela avec un avantage peut-être unique dans l’histoire. J’ai recueilli, consigné, jour par jour, tout ce que j’ai vu de Napoléon, tout ce que j’ai entendu dire, tout ce que je lui ai entendu dire, durant les dix-huit mois que j’ai été auprès de sa personne. » Marchand sursauta certainement à la lecture de ces lignes. En effet, le comte de Las Cases, rallié tardivement à l’Empire, se prévalait abusivement d’une longue familiarité avec l’Empereur. Attiré, dira-t-il, par le spectacle du génie frappé par l’infortune, il avait rejoint Napoléon, en juin 1815, après le désastre de Waterloo et il l’avait quitté en décembre 1816, quand les Anglais l’expulsèrent de Sainte-Hélène. Que pesaient donc ses dix-huit mois comparés aux sept longues années que Marchand avait passé à servir l’empereur, sans prendre le moindre repos, à l’écouter inlassablement se plaindre, à supporter ses caprices et ses humeurs, à répondre jour et nuit à ses appels incessants ?
Quand le Mémorial parut en 1823, Marchand était rentré en France depuis deux ans. Le livre enthousiasma une jeunesse avide d’héroïsme, qui s’était, sous l’Empire, abreuvée des bulletins enfiévrés de la Grande Armée et qui s’ennuyait sous le règne du débonnaire Louis XVIII. Au sein de la famille impériale l’accueil fut plus mesuré. Les jugements parfois injustes de Napoléon sur les siens, n’étaient pas du goût de tout le monde. La reine Hortense, qui en fut blessée, accordait toutefois à l’ouvrage le crédit de redonner une dimension humaine à l’Empereur « Il fait connaître l’Empereur, concédait-elle, comme homme à ces petits esprits qui ne voulaient voir en lui que le héros de mélodrame, il fait aimer le grand homme dans le malheur, il dévoile les grandes conceptions du génie, en cela cet ouvrage sera historique. Mais il fallait un autre homme que M. de Las Cases pour recueillir de grandes pensées, deviner la mobilité de l’homme qu’il écoutait et rendre avec élévation les sentiments divers que l’injustice et le malheur font naître. »[4] Napoléon, « dans ces conversations du dernier abandon, et qui se passaient comme déjà dans l’autre monde», s’y dépeignait, par l’entremise de Las Cases, en champion du libéralisme et du nationalisme. Ses propos respiraient « la sérénité du proscrit instruit de la fragilité des choses humaines», ils sonnaient comme une charge pour mobiliser l’opinion française et la préparer à l’avènement du duc de Reichstadt. Le Mémorial, l’évangile napoléonien par excellence, était une œuvre à part, comme une voix d’outre-tombe, à la fois manifeste et testament politique. Las Cases livrait au monde l’image sublime du prisonnier de Sainte-Hélène qui jugeait les hommes et les peuples avec une lucidité dégagée des entraves du pouvoir. Sur cette île désolée et perdue au milieu de l’océan, il vécut du passé. A Las Cases qui lui avait demandé comment il comptait occuper le temps, il avait répondu : « Eh bien ! nous écrirons nos Mémoires. Oui, il faudra travailler ; le travail est aussi la faux du temps. Après tout, on doit remplir ses destinées. » Napoléon était décidé à montrer au monde, «ce que peut une grande âme aux prises avec l’adversité ».
En 1823, Montholon, conformément aux instructions de l’Empereur, fit paraître les notes que Napoléon avait dictées à ses généraux. Réunies en huit volumes, elles formèrent une vaste fresque qui couvrait l’histoire militaire, des campagnes d’Alexandre le Grand à celles du général Bonaparte. En 1836, Marchand ajouta sa pierre à l’édifice en publiant chez Gosselin, le Précis des Guerres de César. Il avait sollicité du général Bertrand, détenteur du manuscrit, l’honneur d’éditer ces commentaires, sous prétexte qu’il avait servi de scribe à l’Empereur. Il découpa le texte en seize chapitres et y ajouta, regroupés sous le titre « Divers fragments », une note sur le « Deuxième livre » de l’Enéïde de Virgile, des observations sur Mahomet, une tragédie de Voltaire, une pensée sur le suicide, ainsi que le deuxième codicille du testament de Napoléon.
A la différence de Las Cases, de Montholon, de Gourgaud et de Bertrand, qui avaient consigné au jour le jour leurs conversations avec l’Empereur, Marchand n’avait rien écrit de semblable. Il avait tout en tête et avait compté sur son esprit d’observation pour mémoriser les faits et gestes de son maître. La monotonie de la vie à Longwood, réglée comme une horloge, lui avait, il est vrai, facilité la tâche. « Entre nous, confiera-t-il à Saint-Denis, alias le mamelouk Ali, il n’y a pas deux manières de voir sur ce qui s’est passé à Sainte-Hélène… Je n’ai point tenu de journal, mais en 1821 et 1822, lorsque j’écrivais mes souvenirs, ma mémoire était fraîche. » Il précisera même : « Je veux faire en sorte qu’ils soient pour ceux qui étaient à Sainte-Hélène aussi exacts de vérité que l’étaient les petites vues que j’ai faites de l’habitation. » Le Mémorial exerça une influence sur Marchand, que l’on repère au fil d’un texte dont la rédaction l’occupa bien au-delà de l’année 1823. En effet, sa manière de comparer Napoléon à un nouveau Prométhée devait beaucoup à Las Cases. De même, il empruntait indiscutablement au style du Mémorial quand il écrivait que « son âme s’élevait de cent coudées au-dessus de cette monstrueuse décision qui faisait de Sainte-Hélène un calvaire et de l’Empereur un martyr ».
Marchand, qui connaissait « son » Napoléon sur le bout du doigt, considérait de son devoir d’apporter sa contribution à l‘histoire de l’Empereur, mais il hésitait encore sur le parti à prendre. En évoquant ses souvenirs, dans la préface de son édition du Précis des Guerres de César, il indiquait : « Puisse la publicité que je me propose de leur donner un jour, montrer l’Empereur tel que je l’ai vu : grand de génie, de talent et de gloire sur le trône ; grand de courage et de résignation dans l’adversité. » En 1836, il semblait acquis à l’idée de les éditer, puis il se ravisa. Finalement, il choisit de réserver ses souvenirs à sa fille Malvina, ajoutant, en 1842, une assertion à son adresse, en clôture du manuscrit : « Déjà bien des fois, j’ai satisfait à tes désirs de connaître l’Empereur en répondant aux questions que tu m’as faites sur ce grand homme. C’est pour mieux t’apprendre ce qu’il fut pour moi et plus tard à tes enfants que je te laisse ces souvenirs. » A la place qui avait été la sienne, son témoignage, s’il avait été publié, eût mis l’homme à nu devant la postérité, parce que s’il n’y a pas de grand homme pour son médecin, il y en a encore moins pour son valet de chambre. Or, pour Marchand, l’heure n’était pas venue de se mettre en avant. Il fallait d’abord terminer la publication des œuvres complètes de Napoléon et laisser la priorité à la parole de l’Empereur. Napoléon reposait toujours loin de sa patrie, l’exécution de ses dernières volontés s’enlisait dans des procédures juridiques et des querelles d’argent, qui créaient des tensions avec Bertrand et Montholon. Ils étaient au moins d’accord sur la nécessité de garder le silence, tant qu’ils n’auraient pas entièrement réglé les affaires de l’Empereur.[5]
« Les services qu’il m’a rendus sont ceux d’un ami »
Napoléon, aux officiers qui l’avaient accompagné à Sainte-Hélène, n’accordait qu’une confiance limitée, soit que leurs épouses l’incitaient, à cause de leur comportement, à les tenir à distance, soit qu’eux-mêmes par quelques travers, lui inspiraient de la méfiance. Au fil des défections ou des départs forcés, sa société s’était réduite. Las Cases, Gourgaud, Albine de Montholon avaient quitté l’île et parmi ceux qui restaient, certains, s’ils en avaient eu la possibilité, seraient partis sans se faire prier. Napoléon, même prisonnier, n’était pas du genre à transgresser les codes qu’il avait édictés. Le règlement intérieur qui commandait le fonctionnement des résidences impériales, s’imposa naturellement à Longwood, sous l’autorité du général comte Bertrand, le grand maréchal, comme à un palais en réduction. Autour de l’empereur, se reforma une espèce de cour qui fut soumise aux contraintes de l’étiquette. Ses règles paraissaient d’autant plus strictes qu’elles s’appliquaient désormais à une poignée d’exilés, confinés dans un espace restreint et coupés du monde. Pour eux, le temps s’était arrêté. Leur vie se déroulait en vase clos, selon un protocole pour le moins décalé, centré exclusivement sur la personne de l’Empereur. Les Anglais, officiellement, avaient fait savoir à Bertrand que pour eux, il n’y avait pas d’empereur à Sainte-Hélène et que nul ne pouvait prétendre à ce rang. Napoléon, outré et blessé par leur arrogance, défia ses geôliers qui ne lui reconnaissaient que son titre de général. Pour sauver les apparences, il s’enferma dans un rituel domestique. Vu de l’extérieur, ce cérémonial était illusoire, mais l’Empire se survivait ainsi dans l’intérieur de la maison. Durant six ans, Napoléon se comporta en empereur, sans rien modifier de ses habitudes quotidiennes.
Marchand, responsable de la cassette depuis l’époque de l’île d’Elbe, en présentait chaque mois la dépense, reportée en shillings, à l’Empereur qui en arrêtait les comptes. Il revenait, en effet, au premier valet de chambre de pourvoir à la toilette du souverain, à l’entretien de son linge et de ses vêtements. Napoléon, toujours aussi attentif à son hygiène corporelle, se faisait désormais frictionner, après d’interminables bains chauds, à l’eau de lavande, à défaut de ses eaux de Cologne préférées qu’on ne pouvait se procurer sur l’île. De même, de simples savons avaient remplacé les savonnettes à la fleur d’oranger ou les savons parfumés de Windsor qu’il prisait tant. Marchand acquittait aussi les factures de fournitures de bureau, de fleurs, de tissus, de cirage, il payait les journées des ouvriers chinois employés à divers travaux. Le blanchissage constituait le principal poste de dépenses et en ce domaine rien n’avait changé, comme l’attestent les 50 chemises, 16 gilets et 70 mouchoirs qu’il envoya au nettoyage en janvier 1816, à comparer aux 36 chemises et 14 gilets qui avaient été confiés au blanchisseur Barbier en janvier 1812.
A l’homme le plus craint du monde, il ne restait plus que sa dignité. L’Empereur déchu s’en drapa ostensiblement. Il avait renoncé au trône, accepté l’exil, protesté qu’on le reléguât si loin, mais sa chute n’avait pas vraiment fait de lui un simple particulier. Il avait ceint une couronne que le pape avait bénie et que le peuple français avait posée sur sa tête, il avait rétabli la paix civile, consolidé les acquis de la Révolution. Il était entré dans l’Histoire pour ne jamais plus en sortir ; il ne s’appartenait plus, il était un nom universel, qu’un fabuleux destin avait désigné à la postérité. Marchand ne s’y était pas trompé. De sa seule initiative, il avait glissé, parmi les vêtements de l’Empereur, le manteau de Marengo et l’habit de soie rouge brodé d’or que la ville de Lyon avait offert au Premier Consul. Napoléon fut surpris de les retrouver dans sa garde-robe, un jour qu’il avait ouvert l’armoire de son premier valet de chambre. De même, lors du départ précipité de l’Elysée en juin 1815, Marchand avait emporté le précieux lavabos en vermeil de Biennais, dont l’Empereur se servait aux Tuileries et qui échoua de façon incongrue à Longwood. Et au moment de préparer ses bagages pour l’exil, avec le fol espoir de passer en Amérique, pourquoi se serait-on encombré des caisses contenant l’argenterie de la table impériale, les assiettes du service des Quartiers Généraux, les livres de Rambouillet ou les cartes du cabinet topographique, si l’Empereur avait disparu d’un simple coup de plume au soir de son abdication et s’était fondu dans la masse des anonymes ? Napoléon ne pouvait ni mourir ni se dissoudre dans le rien. Le malheur n’effacerait pas l’image de l’homme providentiel qu’il avait lui-même forgée; au contraire, elle en fut renforcée.
Marchand fut le témoin du crépuscule de l’Empereur. Il l’avait suivi de l’île d’Elbe jusqu’au champ de bataille de Waterloo, où il ne put empêcher le pillage de ses voitures. A Sainte-Hélène, il veilla sur sa lente agonie; il dressa l’état du mobilier, des armes, des décorations et des tabatières, de l’argenterie et du vermeil, de la porcelaine, des cartes et du linge, des objets de la chapelle et de la toilette, de tous ces effets du défunt qu’il aurait à remettre à son fils, le duc de Reichstadt, quand le prince aurait seize ans. En 1840, il participa à l’expédition du retour des cendres et en 1861, sur l’invitation personnelle de Napoléon III, il assista à leur translation dans le tombeau des Invalides. Il avait parcouru un demi-siècle sans jamais faillir à ses devoirs, entretenant le culte du martyr dont il vénérait les reliques. « Si je parle de la petite part que j’ai eue pour me rendre utile à l’Empereur soit dans son travail, soit par des lectures destinées à chasser ses ennuis, c’est que je suis heureux, moi aussi, d’avoir pu, dans ma sphère modeste, contribuer à l’allègement de ses souffrances sur cet affreux rocher, et mériter le titre si honorable d’ami, qu’il m’a donné en l’inscrivant dans son immortel testament. »
Combien de fois revécut-il la mort de Napoléon et recompta-t-il dans sa tête, comme l’avait fait le docteur Arnott, les yeux fixés sur sa montre, le 5 mai 1821, à 5 heures quarante-cinq de l’après-midi, les intervalles d’un soupir à l’autre… quinze secondes… trente secondes… une minute … « Nous attendons, mais en vain. L’Empereur n’est plus ! Les yeux s’ouvrent subitement, le docteur Antomarchi placé près de la tête de l’Empereur, suivant au col les derniers battements du pouls, les lui ferme aussitôt, les lèvres sont décolorées, la bouche est faiblement contractée ; dans cet état, le visage est calme et serein, une douce impression s’y fait remarquer. En cet instant nos sanglots éclatent avec d’autant plus de force qu’ils avaient été comprimés ; le grand maréchal s’approcha du lit, mit un genou à terre et baisa la main de l’Empereur, le comte de Montholon et toutes les personnes présentes, avec le même respect religieux, s’en approchèrent et déposèrent un baiser sur cette main bienfaisante pour tous, que la mort venait de glacer. »
… Cette main si souvent plaquée sur l’oreille de l’ami, dans un geste affectueux à lui seul réservé.
Les trois manuscrits de Malmaison
Précis des Guerres de César par Napoléon, écrit par Marchand à Sainte-Hélène, sous la dictée de l’Empereur, suivi de plusieurs fragments inédits.
Manuscrit relié en percaline violette, avec étui
Dos en peau de même couleur avec titre doré au fer
63 pages
H. 33,2 cm ; l. 21 cm ; ép. 1cm
Musée national du château de Malmaison
M.M.40.47.8330
Don comte Albéric Desmazières-Marchand, 1924
Ce manuscrit se divise en quatre parties, de taille et d’importance inégales, qui forment un ensemble assez hétérogène.
Il s’ouvre par une préface de Marchand, datée et signée, « Paris, ce 1er juin 1835, comte Marchand » (7 pages numérotée 1 à 7).
Suivent les Commentaires eux-mêmes, intitulés, Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon. Précis des Guerres de César (16 chapitres, 44 pages numérotées 4 à 47). Sur la page de titre (p.4), on relève une note manuscrite du général Bertrand, ainsi rédigée : « D’après le désir que m’a exprimé notre ancien compagnon d’exil, Louis Marchand, je lui remets volontiers les notes manuscrites que l’empereur Napoléon lui a dictées sur les Commentaires de César ; mais je me réserve le droit d’en publier une édition, plus ou moins tard, si je jugeais pouvoir y réussir de façon à satisfaire le public et la mémoire de l’illustre captif. Paris, le 25 juin 1833. Bertrand »
A la page 47, Marchand a recopié une lettre que le prince Louis-Napoléon Bonaparte lui a adressée, le 11 avril 1836 : « Monsieur le comte, lui mande le futur Napoléon III, j’ai été bien sensible à l’aimable attention que vous avez eue de faire remettre chez le duc de Padoue un exemplaire pour moi du Précis des Guerres de César ; je le garderai avec plaisir, tout ce qui vient de vous doit nous être cher ; mais je n’ai point attendu votre envoi pour lire cette belle production de l’Empereur ; dès les premiers moments, je me suis fait venir ce livre et je l’ai lu et relu plusieurs fois, tant il m’a enthousiasmé. Le chapitre sur la mort de César est sublime. j’ai été bien aise de voir expliqué par la raison et le génie un sentiment que je portais depuis mon enfance à l’auteur des Commentaires. Dès que je lus l’histoire romaine, j’admirai César et je haïs Brutus. Je ne puis assez vous exprimer combien nous sommes heureux que vous ayez fait paraître ce document si intéressant. Je ne connais ni le général Bertrand ni le général Montholon qui ont encore des écrits de l’Empereur à faire paraître et qui les tiennent cachés. La postérité les accusera de n’avoir point exécuté les intentions du grand homme mourant ! Ma mère me charge, monsieur le comte, de vous remercier de votre bon souvenir. Elle regrette bien de n’avoir pas encore pu faire la connaissance de madame Marchand, mais désirant qu’elle pense quelque fois à elle, ma mère lui envoie un petit cadeau qui lui sera remis bientôt par une occasion. Recevez, monsieur le comte, l’assurance de mon estime et de mon amitié.
Des « Fragments divers » (12 pages non numérotées), closent le manuscrit. Ils comprennent une « Note sur le deuxième livre de l’Enéïde de Virgile », des « Observations sur la tragédie de Mahomet, par Voltaire ». une «Pensée sur le suicide » et le deuxième codicille du testament de Napoléon. « Tout ce qui vient de Napoléon, écrit marchand, offre un si haut intérêt, que j’ai pensé ne pas devoir laisser dans l’oubli même ces travaux légers, jet d’une première dictée, échappés aux loisirs de l’illustre captif. Le deuxième codicille complète la publication faite par M.M. Norvins et Antomarchi du testament et codicilles de l’Empereur. Paris, ce 1er juin 1835 »
Enfin, on trouve, insérée en fin de volume, une double page autographe du général Bertrand, sur laquelle sont dessinés à la plume trois élévations et un plan des ponts sur pilotis construits sur la Danube vis-à-vis l’île de Lobau.
Souvenirs de l’île d’Elbe, des Cent-Jours et de Sainte-Hélène. Retour des cendres de l’Empereur en France sous la conduite de S.A.Royale le prince de Joinville, Par Louis Marchand – (comte) – premier valet de chambre de l’empereur Napoléon, l’un de ses exécuteurs testamentaires, membre de la Commission de Sainte-Hélène, chevalier de la Légion d’honneur, membre de la Commission du testament de l’Empereur au ministère des Affaires étrangères.
Manuscrit
160 feuillets
H. 31 cm ; l. 23 cm ; ép. 6,5 cm
Musée national du château de Malmaison
Don comte Albéric Desmazières-Marchand, 1924
M.M.2015.12.1
S’il faut en croire la description qu’en a laissée Jean Bourguignon, le manuscrit des souvenirs de Marchand, quand il est donné à Malmaison en 1924, était divisé en quatre parties, renfermées dans de grandes enveloppes parcheminées et intitulées : L’île d’Elbe – Retour en France (1 chapitres 9 chapitres, 132 pages) ; Les Cent-Jours (82 pages, partiellement chapitrées) ; deux enveloppes contenaient les parties consacrées à Sainte-Hélène (158 et 278 pages).
Il était surprenant que Marchand ait arrêté ses souvenirs en 1823, l’année de son mariage avec Mathilde Brayer, alors qu’il avait encore plus cinquante années à vivre et qu’il fut associé à d’autres épisodes marquants de l’histoire napoléonienne. La suite, que j’ai identifiée récemment, se trouve conservée à la Bibliothèque Thiers, dans le Fonds Masson (carton 21), sous la forme de quatre cahiers manuscrits, jusqu’alors anonymes, en tous points identiques à ceux de Malmaison. Leur attribution à Marchand ne fait pas l’ombre d’un doute. L’auteur y relate son voyage à Sainte-Hélène en 1840, avec le prince de Joinville, pour le retour des cendres, et la translation le 2 avril 1861 du cercueil de l'Empereur dans le tombeau des Invalides, en présence de Napoléon III et de la famille impériale. L’uniformité de ces cahiers suggère qu’on a affaire à une version autographe, mise au propre par Marchand après 1842, pour ceux de Malmaison et 1861 pour les quatre de la Bibliothèque Thiers. Ce qui, chronologiquement, correspond mieux à l’intitulé que Marchand a inscrit sur la première, où il décline ses titres de chevalier de la Légion d’honneur et de membre de la Commission du testament de l’Empereur.
Sainte-Hélène. Livre de dépenses de la toilette et de la cassette, du mois d’octobre 1815 au mois de juin 1820, arrêté chaque mois par l’empereur Napoléon.
Registre relié en percaline violette
Dos en peau de même couleur avec titre doré au fer
58 pages non numérotées
H. 32,7 cm ; l. 21 cm ; ép. 1 cm
Musée national du château de Malmaison
M.M.40.47.8323
Don comte Albéric Desmazières-Marchand, 1924
Le Livre de dépenses de la toilette et de la cassette constitue avec son complément, le Livre de comptes de Pierron, le chef de l’office, pour les dépenses de bouche (Archives Nationales, Fonds famille Bonaparte, 176 AP/1, pièce 8) une source irremplaçable pour l’étude de la vie quotidienne du prisonnier de Sainte-Hélène. Assez succinct jusqu’en avril 1816, il est plus précis à partir de mai 1816. Napoléon en arrêtait lui-même les comptes, qu’il griffonnait et paraphait chaque mois, à l’encre ou au crayon. Marchand a découpé, sur certaines pages, quelques-unes de ces inscriptions, précieuses à ses yeux, pour les offrir en reliques à des admirateurs de l’Empereur, comme il s’en justifie en marge. Douze feuilles de comptes de blanchissage, autographes de Marchand et qui couvrent la période du 1er novembre 1815 au 2 mars 1816, sont également conservées dans les fonds d’archives du Musée de Malmaison (N 446).
Chronologie
28 mars 1791 : naissance à Paris de Louis Joseph Narcisse Marchand, fils de Charles Joseph Marchand, bourgeois, et de Marie Marguerite Broquet, son épouse.
Février 1811 : Madame Marchand est nommée première berceuse du Roi de Rome. Son fils entre comme huissier de la chambre dans la Maison de l’Empereur.
Mai 1814 : Marchand, qui a suivi Napoléon à l’île d’Elbe, devient premier valet de chambre, en remplacement de Constant qui a abandonné l’Empereur.
Mars-juin 1815 : durant les Cents-Jours, Marchand conserve ses fonctions auprès de Napoléon.
18 juin 1815 : à Waterloo, Marchand ne peut empêcher le pillage par l’ennemi des voitures de l’Empereur .
21 juin 1815 : Marchand offre à Napoléon, qui vient d’abdiquer, de partager son sort.
16 octobre 1815 : Napoléon et sa suite débarquent à Sainte-Hélène. Marchand supervise le service de la chambre. Il a sous ses ordres deux chasseurs (le mamelouk Ali et Noverraz) et un huissier (Santini).
15 avril 1821 : Napoléon institue « les comtes Montholon, Bertrand et Marchand » ses exécuteurs testamentaires et lègue 400 000 francs à Marchand.
5 mai 1821 : mort de Napoléon, que Marchand a inlassablement assisté jusqu’à son dernier soupir.
15 novembre 1823 : Marchand, conformément aux vœux de Napoléon, épouse Mathilde Brayer, (1805 - 1881) la fille du général comte Brayer.
7 juillet – 30 décembre 1840 : Marchand participe, avec les généraux Bertrand et Gourgaud, à l’expédition de Sainte-Hélène, commandée par le prince de Joinville, fils du roi Louis-Philippe, qui doit rapatrier en France les cendres de Napoléon.
9 juillet 1856 : Marchand donne au Musée des Souverains, aménagé au Louvre, les effets personnels de l’empereur qu’il a conservés. Ils lui seront restitués après 1870.
2 avril 1861 : Marchand est fait officier de la Légion d’honneur par Napoléon III, le jour de la translation des cendres de Napoléon 1er de la chapelle Saint-Jérôme dans le tombeau des Invalides.
18 juillet 1868 : un décret impérial confirme à Marchand le titre héréditaire de comte qu’il assurait tenir de Napoléon 1er
19 juin 1876 : décès du comte Marchand dans sa maison de Trouville-sur-Mer, à l’âge de 85 ans. Avec lui disparaît le dernier des mémorialistes, témoins de la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène.
25 juin 1924 : le comte Albéric Desmazière-Marchand, son petit-fils, donne au Musée de Malmaison les reliques recueillies par son grand-père, ainsi que ses manuscrits et ses papiers personnels.
[1]Marchand, premier valet ; Ali, premier chasseur ; Noverraz, second chasseur ; Santini, huissier.
[2] Le général Bertrand, grand maréchal ; le général de Montholon, préfet du palais ; le général Gourgaud, grand écuyer et aide de camp ; le comte de Las Cases, secrétaire d’Etat.1
[3]Le tome II, intitulé « Sainte-Hélène » et publié par les soin d’Henry Lachouque, parut en 1955, trois ans après la mort de Jean Bourguignon.
[4] Note à propos de l’ouvrage de M. de Las Cases , [ 1824], A.N. 400 AP 33
[5] Montholon attendit jusqu’en 1847 pour publier ses Récits de la captivité de l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène, le Journal de Gourgaud parut en 1899 et les Cahiers de Sainte-Hélène de Bertrand, seulement après 1949.