Aller au contenu principal
Valérie Mazuyer

Une histoire cousue de fil blanc Enquête autour de Valérie Masuyer

Article rédigé par Christophe Pincemaille

 

Une histoire cousue de fil blanc

Enquête autour de Valérie Masuyer

 

 

Christophe Pincemaille

chargé d’études documentaires principal, attaché à la conservation du musée national du château de Malmaison.

 

 

           Ce qu’il y a de bien avec les publications de Jean Bourguignon, c’est qu’elles ne déçoivent jamais les amateurs de fabulations historiques. On sait qu’il est au mieux l’auteur des introductions et qu’il abandonnait à d’autres le soin de transcrire et d’annoter les manuscrits qu’on lui confiait. Il se contentait de signer les ouvrages de son titre de « conservateur des musées nationaux, chargé du département des musées napoléoniens (Compiègne, Fontainebleau, Malmaison) ».

 Justement, le versement aux archives du musée de Malmaison[1] de trois lettres d’Octave d’Esdouhard d’Englème (1860-1943) à Ferdinand Bac (1859-1952), où il est question de souvenirs provenant de Valérie Masuyer (1797-1878), dame d’honneur de la reine Hortense de 1830 à 1837 et « tante » à la mode de Bretagne de leur auteur, nous fournit l’occasion de revenir sur le penchant de l’ancien conservateur de Malmaison[2] pour la mystification, soit qu’il accordait sa confiance à des collaborateurs peu méticuleux, soit qu’il se laissait facilement abuser. Il suffit d’ouvrir pour s’en convaincre les Mémoires de Valérie Masuyer, qu’il fit paraître à la Librairie Plon en 1937.[3] On constate, en effet, dès les premières lignes de l’introduction, qu’une fois de plus, Bourguignon s’est surpassé, trompé, sans doute aussi, par son ami  Octave d’Esdouhard, détenteur des papiers de sa lointaine cousine.

            A chacun, il est vrai, sa part de vérité. Celle que défend Valérie Masuyer dans les notes manuscrites qu’elle a laissées et qui inspirèrent si mal Bourguignon, ne cadre pas avec les données de l’état-civil ou le recoupement avec d’autres sources[4]. La tentation de dérouler sa vie sur un autre pied menace souvent le mémorialiste, car les souvenirs qu’il rapporte sont facilement exposés à la reconstruction. Valérie a ainsi revisité son histoire familiale de façon plus conforme sans doute au personnage qu’elle voulait incarner. Peut-être avait-elle besoin de se donner une certaine importance et de se convaincre qu’elle avait tenu un rôle de premier plan auprès de la reine Hortense et du futur Napoléon III, alors qu’elle ne fut qu’une suivante.

            Elle a corrigé sa généalogie et adopté des aïeux empruntés à d’autres souches. Nous savons de façon certaine, grâce à son acte de naissance, que sa grand-mère maternelle se nommait Catherine Gageot (ou Gajot), qu’elle était la veuve de François Petitot, homme de loi, conseiller au bailliage de Dijon et que ce dernier était mort à son domicile dijonnais de la rue Pouffier, le 29 floréal an V [18 mai 1797], la semaine précédant la venue au monde, à la même adresse, de sa petite-fille, le 5 prairial an V à six heures du soir [24 mai 1797]. Que son père, Marie Gabriel Masuyer (1761-1849), médecin, ne la déclara pas à l’officier civil de la commune, sous les noms de Valérie, dont elle usait, ni de Joséphine, dont elle se prévalait, mais bien sous ceux de Jeanne Valerine, et qu’enfin sa mère, Anne Jeanne Baptiste Petitot (1763-1836), ne pouvait donc être la fille ni d’un Charles Petitot ni d’une Marguerite d’Esdouard, qu’elle présentait pourtant comme étant ses grands-parents maternels.

            Si elle tenait bien à la famille des Edouard, c’était par sa grand-mère paternelle, Louise Antoinette du Noyer Delaunoy. Celle-ci, originaire du Jura, avait, en effet, épousé en 1750 Pierre Masuyer, son grand-père. L’une de ses sœurs, Marie-Thérèse Delaunoy (morte en 1765), grande tante de Valérie, était effectivement mariée à Félix Daniel Edouard, un bourguignon, dont le fils Jean-Baptiste (1764-1836), cousin germain de son père, sera maire de Beaune de 1803 à 1815.

            Contrairement aux apparences et au tableau flatteur qu’en dresse Bourguignon, la famille des Esdouhard, loin d’être d’extraction aristocratique comme elle s’en persuadait, appartenait à la roture. Mais cette prétention à la noblesse, viscérale chez certains roturiers, avait étrangement survécu à l’abolition de la société d’ordres en 1789, preuve qu'on peut renverser les trônes et couper la tête des rois, sans pour autant dégager celles de leurs ex-sujets de cette vaniteuse obsession d’arborer une particule ou un titre, fût-il de complaisance quand il n’est pas usurpé.  

            A l’origine, les d’Esdouhard étaient donc de simples Edouard enrichis dans le négoce des vins de Bourgogne. Le premier de la lignée à se distinguer en dehors de ses chais, et dont descend Octave, est Jean-Baptiste Edouard (1764-1836). Celui-ci, fils de Félix Daniel Edouard, bourgeois à Puligny et de Marie-Thérèse Delaunoy, fut élu député suppléant de la Côte d’Or à l’Assemblée nationale, puis siégea, à la Convention, sur les bancs de la Montagne ; commissaire du Directoire près l’administration municipale du canton de Corpeau, il fut nommé maire de Beaune en 1803 et le resta jusqu’en 1815, non sans avoir été relevé de ses fonctions sous la première restauration. Il avait épousé en 1791 Claudine Leflaive, fille d’un marchand de Montagny-lès-Beaune.

Les arbres généalogiques des familles Edouard, Petitot et Masuyer, tel qu’il est possible de les reconstituer, ne portent sur leurs branches aucun rameau d’authentique noblesse. Ils s’enracinent, plus sûrement, dans le terreau fertile des riches notables de province (Franche-Comté et Bourgogne), de cette élite florissante et cultivée, issue du tiers-état qui, à la faveur de la Révolution, a pris les commandes de la France. Les Petitot ont fourni des hommes de loi, les Masuyer, gros propriétaires à L’Etoile dans le Jura, des juristes. Marie-Gabriel, le père de Valérie, docteur en médecine et en science (1783), après un passage au service de santé des armées de la République (1794 – 1797), poursuivit à partir de 1798, une carrière d’éminent professeur à la nouvelle Faculté de médecine de Strasbourg ; il y créa même la première chaire de chimie médicale et de toxicologie. Sans s’engager activement en politique, comme son frère aîné Claude-Louis (1759-1794), député à la Législative et à la Convention, qui finit sous la guillotine, il fréquenta toutefois les cercles républicains strasbourgeois et consacra de nombreux essais à la question sociale.[5]

De tous ces jalons, il ne ressort aucune attache évidente avec cette aristocratie dont les Edouard, notamment, se réclamaient à l’appui d’une tradition familiale arrangée, sinon peut-être par quelques alliances avantageuses du côté des Masuyer (la grand-mère paternelle de Valérie, Louise-Antoinette, avait hérité de la terre seigneuriale de Boissia). Si chez ces gens-là la tentation nobiliaire est assez ancienne, l’affichage d’une telle appartenance apparaît seulement vers le milieu du XIXème siècle.  Elle doit beaucoup à l’histoire personnelle de Valérie et aux sept années qu’elle a passées auprès d’Hortense de Beauharnais.

Son Journal, transformé en Mémoires par l’éditeur, relate le quotidien d’une princesse en exil, dans les dernières années de sa vie. Hortense s’efforçait, malgré ses revers de fortune, de maintenir autour d’elle un semblant de cour et un succédané de maison royale pour se donner l’illusion d’une majesté toujours debout. Depuis la disparition du duc de Reichstadt, en 1832, Hortense n’était-elle pas la mère de Louis-Napoléon Bonaparte, l’héritier présomptif du trône impérial et ne s’était-elle pas juré de défendre sans relâche la mémoire de l’Empereur, convaincue que sous ses cendres sacrées couvait la ferveur populaire pour le nom de Napoléon ? De sa part, cette conduite eût été seulement dérisoire et pathétique, si son obstination n’avait pas eu quelque chose de prémonitoire, car elle finit par payer. En effet, qui sait quel destin ordinaire aurait connu Louis-Napoléon si Hortense avait renoncé à toute ambition pour lui. Elle avait fait de son petit château d’Arenenberg, haut perché sur la rive suisse du lac de Constance, où elle avait fixé sa résidence, une tour de guet d’où elle surveillait la moindre intrusion hostile sur le territoire de l’Epopée. Entrer au service de la Dame du Lac[6], c’était comme pénétrer dans un temple dédié au temps poétique de la France, cet épisode héroïque de l’Histoire dont elle avait été un témoin privilégié, et qu’elle narrait sans cesse pour en remonter, comme une horloge, le mécanisme afin qu’il ne s’arrête jamais de sonner aux oreilles de la postérité. L’éloge qu’elle faisait inlassablement de la grandeur de l’Empereur et de son système politique, le culte qu’elle rendait, sans jamais en douter, à la gloire de ses Aigles entraînaient son entourage dans une sorte d’émulation chevaleresque. Quiconque s’y fût laissé prendre, Mlle Masuyer la première.

D’être attachée au service d’honneur de la reine et non à sa domesticité valait amplement adoubement et lettre de noblesse pour Valérie et toute sa famille. Et il importait au fond assez peu qu’Hortense ait été brièvement drapée (quatre ans à peine) de la majesté dont elle se prévalait encore vingt ans après la chute de l’Empire. L’essentiel est qu’elle avait reçu de l’Empereur sa couronne, même si elle était de pure forme, et qu’il l’avait élevée au rang de reine. La mystique napoléonienne lui conférait, par conséquent, une dignité qui la distinguait définitivement des autres mortels.

La tentation de la particule fut d’autant plus grande chez Valérie qu’elle occupait une position centrale au sein de la communauté d’Arenenberg. Si elle avait été dame d’honneur ou dame du palais aux Tuileries ou à La Haye, elle aurait certainement appartenu aux meilleures familles de l’Empire. C’est pourquoi, elle devait avoir auprès de la reine « l’air de », à défaut de pouvoir se prévaloir d’un grand nom. Et dans la reconstruction de ses souvenirs, elle a élargi cette autopromotion sociale à tous les siens. La « tante » Claudine Leflaive (l’épouse de Jean-Baptiste Edouard, le maire de Beaune) devint ainsi Claude-Anne Le Flayve de Kermorvan, comtesse d’Esdouhard.

On ne peut accorder davantage de crédit aux liens supposés de sa famille avec Joséphine, qui, au nom leur amitié, aurait tenu Valérie sur les fonts baptismaux. Du reste, en était-elle vraiment la filleule, comme elle l’affirme ? Son second prénom de Joséphine qu’elle a substitué à celui de Jeanne, le seul qui figure sur son acte de naissance, ne suffit pas à l’attester. Et la transcription par Bourguignon de son certificat de baptême paraît suspecte à bien des égards. Qu’on en juge :

 

« En la chapelle de Notre-Dame de l’Assomption rue Saint-Honoré, ce jourd’huy six de janvier de l’an mil sept cent quatre-vingt-dix-huit,[7] j’ai donné le saint Baptême à Joséphine-Jeanne-Valérie née à Dijon le vingt-quatre de May de l’an mil sept cent quatre-vingt-dix-sept, fille de Marie-Gabriel Masuyer, docteur en médecine, et de Dame Jeanne-Baptiste Petitot son épouse, ordinairement demeurant à Dijon et logés en ce moment maison Vauban rue Saint-Honoré, division de la place Vendôme à Paris ; elle a eu pour parrain Jean-Baptiste Desdouhard cy-devant administrateur du département de la Côte-d’Or, puis député du même département, parent de l’enfant, et pour marraine Dame Joséphine Rose Tascher-Delapagerie, épouse du général Bonaparte, amie de la famille, lesquels ont signé avec nous : Lapagerie Bonaparte, Esdouhard

 

En foi de quoi j’ai délivré le présent certificat fait en double.

Fait à Paris le sixième de janvier 1798.

Pierre Roux Derochelle, prêtre de la Sainte Eglise romaine »[8]

 

 

         Après plusieurs mois d’absence en Italie, Joséphine est rentrée depuis peu à Paris. Le 3 janvier 1798, elle a assisté à la grande fête que Talleyrand a donnée au ministère des Affaires étrangères en l’honneur de Bonaparte. Certes, rien ne l’empêche d’être présente au baptême de Valérie célébré par Pierre Roux Derochelle, prêtre (franc-comtois et réfractaire) de la sainte Eglise romaine. Toutefois à un détail près : en janvier 1798, la chapelle de Notre-Dame de l’Assomption de la rue Saint-Honoré, où est censée se tenir la cérémonie, n’a toujours pas été rendue au culte. Elle sert de magasin pour des décors d’opéras et de théâtre et elle ne sera affectée comme église paroissiale du 1er arrondissement, en remplacement de l’ancienne église de la Madeleine et de la Ville l’Evêque, dont elle prendra le nom, qu’en 1803[9]; ensuite, le parrain, Jean-Baptiste Edouard, a signé curieusement Esdouhard, alors que le changement officiel de nom des Edouard interviendra seulement en 1871 ! Quel crédit doit-on dès lors accorder au Lapagerie Bonaparte qui paraphe le document, alors qu’il est presque impossible d’établir un lien quelconque entre les parents de l’enfant et la générale Bonaparte ? A moins d’hasarder l’hypothèse que Marie-Gabriel Masuyer a connu Joséphine par l’entremise de son compatriote et ami franc-comtois Rouget de Lisle, le célèbre compositeur de la Marseillaise, associé dans des affaires douteuses avec elle.[10]

 

De même, le récit de la visite de Valérie accompagnée de sa « tante » « la comtesse d’Esdouhard » à Malmaison, qu’elle date du 6 janvier 1810, ne résiste pas mieux à l’examen critique.[11] « L’impératrice, consigne-t-elle dans une autre note manuscrite, que reproduit naïvement Bourguignon, descendit de ses appartements à dix heures et l’on se mit à table à dix heures et demie. Le prince Eugène était en face de sa mère. Il me parut aussi bon que beau. Mais ma plus grande admiration était pour ma marraine. Elle portait une superbe robe mauve brodée de fleurs en perles, qui la rajeunissait sans rien ôter de sa mélancolique majesté. Mme de Rémusat, qui m’entendit le dire à ma tante d’Esdouhard, en donna l’explication par l’annonce de la visite de l’empereur pour une heure de l’après-midi de ce même jour. Du coup ma joie fut portée à son comble. J’allais donc voir de près celui que je n’avais encore aperçu que de loin, celui qui, pour moi, personnifiait mon pays, incarnait la France ! Dès que l’on aperçut la voiture de l’empereur, l’impératrice s’avança pour le recevoir. Les anciens époux ne s’embrassèrent pas, mais l’empereur offrant sa main à l’impératrice la conduisit jusqu’au salon où il ne cessa de la regarder avec un intérêt qui semblait très affectueux. »

Outre les clichés, dont ce texte dégouline, comment croire un instant qu’une prétendue « comtesse d’Esdouhard » ait pu solliciter, du moins sous ce nom, de Madame d’Arberg, la dame d’honneur de l’impératrice qui connaissait son Armorial de l’Empire sur le bout des doigts, ou même de Monsieur de Beaumont, son chevalier d’honneur, aussi vigilant qu’elle, d’être présentée, avec sa nièce, à Joséphine ! Ces dames n’auraient tout simplement pas franchi la porte de l’antichambre du salon ! Les Edouard, alias Esdouhard, puis d’Esdouhard devront patienter encore deux générations avant d’obtenir par un bref de Pie IX, cette couronne comtale -  pontificale à défaut de mieux – depuis si longtemps convoitée.

L’arrivée de la voiture de l’empereur dans la cour du château ajoute sa part d’invraisemblance et porte l’estocade à un plagiat composé d’emprunts. Joséphine, depuis le jour fatidique du 16 décembre 1809, lorsqu’elle a quitté les Tuileries pour Malmaison, si elle n’est pas sortie du cœur de Napoléon, du moins n’apparait-elle plus dans son agenda. Il est venu la voir dès le lendemain de son départ, il l’a conviée à dîner le 25 décembre à Trianon, mais depuis, il l’évite ; l’impératrice attendra jusqu’au 13 juin qu’il se décide à revenir vers elle. Notons, au passage, que Valérie fait du 6 janvier sa date fétiche et que sa visite à sa marraine correspond au jour anniversaire de son baptême, ce qui éventuellement peut se justifier. Par conséquent, en admettant qu’elle soit bien la filleule de l’impératrice et qu’elle se soit rendue à la date indiquée à Malmaison avec sa « tante » Edouard, l’épouse de son parrain et cousin, il est fort probable qu’elles auront été introduites auprès de Joséphine sous leurs vrais noms, sans qu’on puisse assurer qu’elles furent retenues à déjeuner.

Et si Valérie eut jamais l’occasion d’apercevoir l’Empereur, ce ne fut certainement pas ce jour-là dans la cour du château de Malmaison, mais plutôt par l’intermédiaire des récits d’Hortense, à laquelle elle servait de secrétaire pour la tenue de sa correspondance et la mise en ordre de ses Mémoires. Hortense l’avait si souvent priée d’écrire en son nom, comme attachée à elle, que la suivante a fini par se prendre un peu pour la maîtresse. Pour donner davantage d’éclat à son propre destin, Valérie a puisé dans les souvenirs de la reine de quoi redorer sa vie, un peu comme ces petites mains qui rehaussaient à la gouache d’insignifiantes gravures.

 

 

-------------------------------------------------------------

 

Annexe

 

On lira avec intérêt, pour compléter le tableau dépeint ci-dessus, cette lettre de Valérie à sa tante Caroline Lebrun de Chilly, conservée dans les archives de Malmaison, qui témoigne de ses liens étroits avec Louis-Napoléon Bonaparte.[12]

 

Aux bons soins de Madame de Masuyer[13], à Madame Le Brun de Chilly[14] à Puligny, Côte d’Or

 

            Paris, ce 6 octobre 1848

 

C’est le cœur débordant de joie, ma chère Caroline, que je viens t’annoncer que j’ai enfin revu notre prince, non plus comme un proscrit, un captif bafoué, ridiculisé, renié par sa famille, mais comme un citoyen librement élu par des Français pour les représenter.[15] Il me fit chercher hier matin par M. Vieillard[16] pour m’emmener avec lui à Rueil sur les tombes de nos chères mortes auprès desquelles il n’avait encore pu se rendre depuis son arrivée qui date seulement de quelques jours[17]. Je ne te dirai pas la douce et forte émotion de notre rencontre à cet hôtel du Rhin[18], à deux pas de cet autre hôtel de Hollande d’il y a dix-sept ans[19]. Que de souvenirs j’ai remués dans mon étreinte maternelle à ce fils de ma reine toujours si regrettée.

Après un rapide déjeuner auquel je fis peu d’honneur, nous partîmes sous la pluie pour Rueil. Là nos cœurs se sont fondus et confondus dans les mêmes sentiments. « Vous êtes la seule, m’a-t-il dit, avec qui je voulais venir pour la première fois m’agenouiller ici. » de telles paroles pour moi surpassent encore toutes les marques de reconnaissance et d’estime que j’ai déjà tant reçues de lui. Comme alors les petits sacrifices que l’on a pu faire se trouvent être payés et combien l’on se sent prête à en faire d’autres. Pourvu qu’il rencontre dans son nouvel entourage le dévouement et surtout le désintéressement qu’il mérite.

Nous fûmes ensuite à Malmaison dont les portes cette fois s’ouvrirent enfin devant nous ![20] En l’absence de la reine[21], son majordome nous a fait les honneurs. Le prince a voulu tout revoir. Il s’est brusquement arrêté dans les appartements de sa grand-mère, où dans l’aile de droite il a revu la place de son lit d’enfant et du lit de son frère. Mais hélas ! rien des meubles d’autrefois qui sont, parait-il, disséminés à Munich et ailleurs. Moi-même du reste qui n’était pas rentrée ici depuis mes quelques visites à ma marraine avec ton pauvre cher père, voilà 37 ans, je n’ai rien reconnu d’abord et tout ce que j’ai vu m’a paru de bien mauvais goût. Dis à ma tante qu’elle y aurait eu le cœur serré comme le mien. Mais du moins le prince revenait chez lui, j’y étais à ses côtés et dans toute cette maison nous parlâmes bas comme dans une église. Pourquoi faut-il que les limites des vies humaines ne permettent qu’à quelques-uns d’être réunis dans des lieux qui leur furent également chers ! Je pensais à ma reine comme aussi à ton père, me disant comme ils tressailliraient de joie s’ils étaient là aussi. Je veux croire du moins qu’ils nous y ont vus.

Le temps détestable ne nous ayant pas permis d’aller dans le parc, le prince m’a ramenée aussitôt à Paris chez Mesdames de Lavallette[22], où il m’a exprimé toutes sa satisfaction de me savoir fixée désormais.

            Là, nouvelles émotions. Mme Lavalette ne pouvait contenir ses larmes, mais ses souvenirs sont très présents. Lorsque le prince, à propos de sa visite à Malmaison, lui a conté qu’il était monté revoir la pièce des atours, où elle avait régné si longtemps en maîtresse, elle n’a pu se tenir de lui rappeler les terreurs que son frère et lui causaient à elle comme à la brave Malvina, quand marraine avait la faiblesse de les y amener. Le prince a accepté de dîner avec nous, d’où grande joie pour Madame Lavallette et Joséphine. On fit également chercher Hortense de Beauharnais[23] et Désirée de Quiqueran[24] qui s’empressèrent de venir se joindre à nous. Au milieu de toutes ces parentes de sa mère, le prince s’est départi de sa réserve pour se laisser aller aux souvenirs de jadis. Il parait que la princesse Mathilde, en ce moment à Dieppe, lui a fait connaitre son vif désir de la revoir ! Combien la reine avait raison lorsqu’elle s’écriait indignée après Strasbourg « les lâches, ils fuient devant l’infortune aussi vite qu’ils accourraient au-devant de la fortune ! » Pour ne pas contrister le prince, je me suis tue, mais puisse-t-il ne pas être de ce côté victime des trop bons mouvements de son cœur. De même avec Montholon qui m’a tout l’air d’avoir très grand ascendant sur lui. Comme il m’en parlait, j’ai saisi l’occasion pour lui rappeler le souvenir de cet admirable Marchand[25] qui justement nous était venu voir quelques jours avant en m’apportant de Strasbourg de mon père de bonnes nouvelles. Je n’ai pu me tenir de rappeler aussi que la reine était d’avis que les Marchand et les Broquet[26] devaient être inscrits aux plus belles pages du livre d’or du souvenir de l’Empereur. Je dois dire que le prince m’a semblé du même avis, mais j’ai estimé que c’était mon devoir de parler ainsi. Le prince est rentré ensuite chez lui accompagné de M. Vieillard. Celui-là non plus ne le décevra point. Le prince a promis de nous revoir bientôt. Que Dieu le garde !

            Dis à ta sainte sœur de prier pour lui et pour nous. J’ai plus confiance en ses prières qu’en celles de ton amie Mme Svetchine[27] qui me fait bailler quand elle vient nous voir ici comme autrefois à Arenenberg. J’ai vu tes neveux. Ils m’ont été amenés par leur correspondant Edgar Ney[28]. Il m’a dit que l’on était très satisfait d’eux à Rollin[29]. Faisant part à ton frère et à la chère Hortense en leur disant que nous les espérons aux aussi bientôt à Paris. Dès que tu pourras quitter ma tante, viens également avec ton mari te retremper auprès de nous, car l’on aura bien grand plaisir à vous revoir. Dans cet espoir je vous embrasse tous avec la tendresse de mon attachement fidèle. Ta cousine et amie Valérie Masuyer.

 

 

 

[1] En souvenir de Jean-Claude Lachnitt (1929-2017). Voir notice dans « Liste des acquisitions ».

[2] De 1917 à 1946.

[3] Mémoires de Valérie Masuyer, dame d’honneur de la reine Hortense, introduction et notes par Jean Bourguignon, Paris, Librairie Plon, 1937

[4] - Acte de décès de François Petitot, 29 floréal an V [18 mai 1797] : L’an V de la République française le 29 floréal, je soussigné Claude Florent, officier civil de la commune de Dijon, ayant été averti que François Petitot, natif de Dijon, homme de loi, était décédé ce matin à neuf heures à l’âge de soixante-quatre ans dans son domicile rue Pouffier en cette commune, je m’y suis transporté et m’étant assuré de ce décès au désir de la loi, j’en ai réglé le présent acte en présence et sur la déclaration de Gabriel Masuyer, médecin, gendre du décédé, demeurant à Bellevere, canton de ce nom, département de Saône et Loire, et Jean-Baptiste Mielle, propriétaire, neveu dudit décédé, demeurant rue Etienne à Dijon, tous deux majeurs et soussignés avec moi. JB Mielle, Masuyer, Florent [A.D. Côte d’Or]

- Acte de naissance de Jeanne Valerine Masuyer, 6 prairial an V [ 24 mai 1797] : L’an V de la République française le 6 prairial, dans la salle publique de la maison commune de Dijon et par devant moi Claude Florent, officier civil de la commune de Dijon, a comparu Marie Gabriel Masuyer, médecin demeurant à Bellevesvre, chef-lieu de canton, département de Saône et loire, et de présent à Dijon, lequel en présence de Bernard Charles, salarié, demeurant rue Pouffier en cette commune et de Catherine Gageot, fille de Jacques Gageot, citoyen de cette commune y demeurant, ces deux témoins ayant l’âge requis par la loi, m’a déclaré qu’Anne Jeanne Baptiste Petitot, son épouse a accouché hier soir, à six heures, dans le domicile de Catherine Gageot, sa mère, veuve Petitot, demeurant susdite rue Pouffier, d’une enfant femelle qu’il me représente et qu’il prénomme Jeanne Valerine. En foi de quoi j’ai dressé le présent acte que j’ai signé avec le père et les témoins, Catherine Gageot, Bernard Charles, Masuyer, Florent. [A.D. Côte d’Or]

- Acte de décès à Strasbourg d’Anne Jeanne Baptiste Petitot - 5 mai 1836 : Déclaration faite à l’hôtel de ville de Strasbourg, département du Bas-Rhin, par devant l’officier de l’état civil, à onze heures du matin le 5 mai 1836 du décès de Anne Jeanne Baptiste Petitot, âgée de soixante-treize ans, née à Dijon (Côte d’Or), épouse de Marie Gabriel Masuyer, professeur à la faculté de médecine. Domicilié à Strasbourg, mort en cette mairie le cinq du mois courant à quatre heures du matin, dans la maison située n° 5 rue des Sarcelles, fille de feu François Petitot, conseiller au bailliage de Dijon et de feue Catherine Gajot. Premier déclarant Jean Baptiste Rozier Coze, âgé de quarante ans, doyen de la faculté de médecine; deuxième déclarant Louis François Léopold Roland de Bussy, âgé de cinquante-six ans, pensionné de l’Etat, cousin de la défunte … [AD Bas-Rhin, Registre de décès 1836]

 

[5] On retiendra ses Considérations sur l’état actuel des sociétés en Europe avant et depuis le retour de Bonaparte en France, qu’il édita en juin 1815 à Lons-le-Saunier, avec lettre dédicace à Napoléon.

[6] Sa belle-sœur, la princesse Auguste-Amélie de Bavière, duchesse de Leuchtenberg, veuve d’Eugène, la désigne parfois ainsi dans sa correspondance sous ce sobriquet.

[7] Le retour au calendrier romain ne sera effectif qu’à partir du 1er janvier 1806, après l’abrogation du calendrier républicain par le sénatus-consulte impérial du 22 fructidor an XIII. Ce certificat de baptême devrait normalement porter la date du 17 nivôse an VI. De même pour la date de naissance, 5 prairial an V.

[8] Introduction, note 1, p. I

[9] Arrêté consulaire du 29 vendémiaire an XII.

[10] Dans sa lettre du 6 novembre 1931 à Ferdinand Bac, le comte d’Esdouhard mentionne une lettre de Félix Daniel Edouard, son trisaïeul, à sa femme Marie-Thérèse Delaunoy, où il est question des rapports que sa famille entretenait avec les Beauharnais. C’est peut-être plutôt dans cette direction qu’il faut chercher, mais l’enquête à ce jour n’a pas abouti.

[11] « J’ai entre les mains, précise Bourguignon, la note manuscrite où Valérie Masuyer rappelle ces souvenirs à sa tante la comtesse d’Esdouhard, qui était née Claude-Anne Le Flayve de Kermorvan et qui mourut en 1868 à quatre-vingt-quatorze ans. C’était la bisaïeule de mon ami le comte Octave d’Esdouhard. » Ibid., p. II

[12] Don comte d’Esdouhard-Englème, M.M.40.47.7054

[13] On remarquera au passage l’introduction de la particule.

[14] N’a pu être identifiée.

[15] Rentré d’exil fin février 1848, Louis-Napoléon Bonaparte est élu le 4 juin 1848 député à l’Assemblée nationale constituante, mais il renonce à rempli son mandat. Il se présente de nouveau aux élection léegislatives intermédiaires des 17 et 18 septembre

[16] Narcisse Vieillard (1791 – 1857), polytechnicien, précepteur de Napoléon-Louis, député de la Manche de 1842 à 1846 et de 1848 à 1851. Intime de Louis-Napoléon.

[17] Louis-Napoléon a été élu député aux élections législatives intermédiaires des 17 et 18 septembre 1848.

[18] « Louis Bonaparte était à Paris depuis deux jours, logé à l’hôtel du Rhin, place Vendôme, que personne dans l’hôtel, pas même le maître de la maison, ne s’en doutait. Ce sont les fils Bertrand qui, en leur qualité de quêteurs de soupe et de tondeurs de nappe, ont découvert le prince. Ils l’ont flairé, épié, guetté, observé, dépisté, puis ils ont couru à l’hôtel du Rhin. » Victor Hugo, Choses Vues

[19] Au 16 rue de la Paix, à Paris, où séjourna la reine Hortense avec son fils Louis-Napoléon en avril 1831. « Le hasard nous conduisit à l’hôtel de Hollande.  J’occupai le petit appartement du premier. De là, je voyais le boulevard et la colonne de la place Vendôme. » (Mémoires de la reine Hortense, T. III, p. 283)

[20] Hortense et Louis-Napoléon, lors de leur voyage à Paris, s’étaient arrêtés, de retour de Londres, en août 1831, à Malmaison. Après s’être recueillis dans l’église de Rueil, au pied du tombeau de Joséphine, ils avaient malheureusement trouvé porte close. « Il me fut impossible, relatera la reine dans ses Mémoires, de vaincre l’ordre du nouveau propriétaire [le banquier Hagermann], qui avait défendu de laisser voir ce lieu sans billet. » (op. cit., III, p. 335-336)

[21] La reine Marie-Christine d’Espagne, était propriétaire de Malmaison depuis 1842.

[22] Emilie de Beauharnais (1781-1855), fille du premier mariage de François, marquis de Beauharnais (1756-1846), avait épousé Antoine Chamans de Lavalette (1769-1830), dont elle eut une fille, Joséphine (1802-1886). Elle fut la dame d’atours de Joséphine de 1804 à 1809.

[23] Hortense (1812 – 1851), fille de François VIII, marquis de La Ferté-Beauharnais, demi-sœur d’Emilie Louise, comtesse de La Vallette (1781 – 1855).

[24] Joséphine Désirée Frédérique Louise de Beauharnais (1803 – 1870), fille de Claude III de Beauharnais, comte des Roches-Baritaud (1756-1819), épouse en 1832, Adrien Hippolyte marquis de Quiqueran de Beaujeu (1797 – 1860). Sa demi-sœur Stéphanie (1789-1860), née d’un premier mariage de leur père, sera adoptée par Napoléon qui la mariera en 1806 à Charles Louis Frédéric, grand-duc de Bade (1786-1860).

[25] Louis Marchand (1791-1876), premier valet de chambre de Napoléon de 1814 à 1821.

[26] Marie Marguerite Broquet, veuve Marchand (1769 – 1829), mère de Louis et première berceuse du roi de Rome.

[27] Sophie Swetchine (1782 – 1857), épistolière et femme de lettres russe, proche des catholiques libéraux, tenait à Paris, en l’hôtel de Tavannes, rue de Bellechasse, un salon célèbre où se côtoyaient d’importantes personnalités catholiques françaises.

[28] Edgar Ney (1812 – 1882), quatrième fils du maréchal Ney, 3ème prince de la Moskowa.

[29] Collège Rollin (prend ce nom en 1830), issu du collège Sainte-Barbe.